Article paru dans le Journal des Arts n°324 du 30 avril 2010
En 1969, Vito Acconci suit des passants dans la ville jusqu’à ce qu’ils entrent dans un lieu privé (The following Piece, New York,). Lannée d’après, Bas Jan Ader plonge à vélo dans le canal, délibérément (Fall II, Amsterdam). À Paris, un membre du collectif Untel rampe le long du trottoir, les yeux bandés (Appréhension du sol urbain, 1975)…
Prenant corps systématiquement à travers l’artiste, en dehors des cadres de l’art, ces actions furtives n’ont pas pour dessein de poser un signe ou de produire un objet. Se déroulant majoritairement en milieu urbain, elles ne sont pas perçus comme artistiques par le passant non averti, et aucun spectateur n’est convoqué. En dissimulant ainsi le statut de leurs gestes, les artistes cherchent à toucher de façon fugace ceux qui en sont les témoins accidentels, prenant ainsi le risque de sombrer dans l’oubli.
Paradoxalement, nombre de ces travaux peuvent être recensés dans les institutions. Comment, et par quel retournement, l’action furtive peut-elle être conservée et exposée?
Ces actes posent la question de leur validation : en l’absence de reconnaissance artistique lors de leur effectuation, ils nécessitent d’être pris en charge par un « relai » afin d’être reconnus dans et par le monde de l’art. Or, nous assistons aujourd’hui à une recrudescence d’actes furtifs : Boris Achour, Christian Alexa, Francis Alÿs, Fayce Baghriche, Diane Borsato, Gianni Motti… Ces artistes ont inscrit la question de la transmission dans leurs travaux, et jouent sur différents registres en créant des artefacts d’une grande variété, qui précédent, émanent ou découlent de l’action. Ainsi, Francis Alÿs, artiste belge vivant et travaillant actuellement à Mexico, fait teinter un bâton contre les grilles d’un parc, écoutant le son produit, différent selon la vitesse de la marche et la pression de la main (Railings, Londres 2004). Lors de l’exposition Time is a trick of the mind (2004), le Museum für Modern Kunst exposa le dessin animé éponyme (1998), ainsi que vingt-quatre dessins et un tableau, The nightwatcher I (1997-1999). Enfin, le catalogue était quant à lui constitué d’un flip book. Or l’ensemble de ces artefacts présentent la même iconographie : pas de séquence ordonnée spécifique dans le travail de l’artiste, qui signifierait que la peinture précède l’action ou vice-versa, mais un langage pluriel, traduisant une même réflexion sur notre usage quotidien du monde.
Pourtant, quel « statut » donner à ces artefacts par rapport à l’action ? Difficile d’affirmer qu’il s’agit là de documents, dont la valeur de preuve intrinsèque est contestable, puisque créés entièrement par la subjectivité de l’artiste. Cependant, en faisant référence à l’action, ces artefacts présentent une valeur documentaire, induite par une contiguïté existentielle qui les relient à l’acte. À l’instar d’une odeur qui permet l’association à un objet, l’artefact stimule l’affiliation, conduisant le public à se représenter l’action. Ces objets se voient ainsi dotés d’une plus-value immatérielle, qui dépasse l’artefact pris pour lui-même. Ils sont par conséquent référentiels : tels des vecteurs – du latin vector, de vehere, « conduire » – ils permettent de véhiculer l’acte, qui est alors vu a posteriori comme intentionnellement artistique, auprès d’un second récepteur, un public de musée. En cela, ces artefacts sont performatifs . Ils ne se contentent pas de faire référence à l’action, ils la font exister en tant qu’art, affirmant « ceci est de l’art ! » Le statut de l’action se métamorphose dès lors en activité symbolique.
Or le musée ne semble pas avoir réalisé la mutation que sollicitent les actions furtives. En effet, l’action n’est conservée et exposée qu’à travers ces artefacts. Ce sont donc eux qui vont êtres exposés. Ainsi, grâce à l’intégration et l’exposition d’artefacts référentiels performatifs, les actions furtives acquièrent le statut de « candidats à l’appréciation » esthétique. Ce cheminement paradoxal semble trouver sa motivation dans l’indéfectible volonté des artistes de faire œuvre, mais avec la vie.
En 1969, Vito Acconci suit des passants dans la ville jusqu’à ce qu’ils entrent dans un lieu privé (The following Piece, New York,). Lannée d’après, Bas Jan Ader plonge à vélo dans le canal, délibérément (Fall II, Amsterdam). À Paris, un membre du collectif Untel rampe le long du trottoir, les yeux bandés (Appréhension du sol urbain, 1975)…
Prenant corps systématiquement à travers l’artiste, en dehors des cadres de l’art, ces actions furtives n’ont pas pour dessein de poser un signe ou de produire un objet. Se déroulant majoritairement en milieu urbain, elles ne sont pas perçus comme artistiques par le passant non averti, et aucun spectateur n’est convoqué. En dissimulant ainsi le statut de leurs gestes, les artistes cherchent à toucher de façon fugace ceux qui en sont les témoins accidentels, prenant ainsi le risque de sombrer dans l’oubli.
Paradoxalement, nombre de ces travaux peuvent être recensés dans les institutions. Comment, et par quel retournement, l’action furtive peut-elle être conservée et exposée?
Ces actes posent la question de leur validation : en l’absence de reconnaissance artistique lors de leur effectuation, ils nécessitent d’être pris en charge par un « relai » afin d’être reconnus dans et par le monde de l’art. Or, nous assistons aujourd’hui à une recrudescence d’actes furtifs : Boris Achour, Christian Alexa, Francis Alÿs, Fayce Baghriche, Diane Borsato, Gianni Motti… Ces artistes ont inscrit la question de la transmission dans leurs travaux, et jouent sur différents registres en créant des artefacts d’une grande variété, qui précédent, émanent ou découlent de l’action. Ainsi, Francis Alÿs, artiste belge vivant et travaillant actuellement à Mexico, fait teinter un bâton contre les grilles d’un parc, écoutant le son produit, différent selon la vitesse de la marche et la pression de la main (Railings, Londres 2004). Lors de l’exposition Time is a trick of the mind (2004), le Museum für Modern Kunst exposa le dessin animé éponyme (1998), ainsi que vingt-quatre dessins et un tableau, The nightwatcher I (1997-1999). Enfin, le catalogue était quant à lui constitué d’un flip book. Or l’ensemble de ces artefacts présentent la même iconographie : pas de séquence ordonnée spécifique dans le travail de l’artiste, qui signifierait que la peinture précède l’action ou vice-versa, mais un langage pluriel, traduisant une même réflexion sur notre usage quotidien du monde.
Pourtant, quel « statut » donner à ces artefacts par rapport à l’action ? Difficile d’affirmer qu’il s’agit là de documents, dont la valeur de preuve intrinsèque est contestable, puisque créés entièrement par la subjectivité de l’artiste. Cependant, en faisant référence à l’action, ces artefacts présentent une valeur documentaire, induite par une contiguïté existentielle qui les relient à l’acte. À l’instar d’une odeur qui permet l’association à un objet, l’artefact stimule l’affiliation, conduisant le public à se représenter l’action. Ces objets se voient ainsi dotés d’une plus-value immatérielle, qui dépasse l’artefact pris pour lui-même. Ils sont par conséquent référentiels : tels des vecteurs – du latin vector, de vehere, « conduire » – ils permettent de véhiculer l’acte, qui est alors vu a posteriori comme intentionnellement artistique, auprès d’un second récepteur, un public de musée. En cela, ces artefacts sont performatifs . Ils ne se contentent pas de faire référence à l’action, ils la font exister en tant qu’art, affirmant « ceci est de l’art ! » Le statut de l’action se métamorphose dès lors en activité symbolique.
Or le musée ne semble pas avoir réalisé la mutation que sollicitent les actions furtives. En effet, l’action n’est conservée et exposée qu’à travers ces artefacts. Ce sont donc eux qui vont êtres exposés. Ainsi, grâce à l’intégration et l’exposition d’artefacts référentiels performatifs, les actions furtives acquièrent le statut de « candidats à l’appréciation » esthétique. Ce cheminement paradoxal semble trouver sa motivation dans l’indéfectible volonté des artistes de faire œuvre, mais avec la vie.
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