Projet au sein de la Session 19 de l'Ecole du Magasin, How not to make an exhibition, 29 et 30 mai 2010, Centre National d'Art contemporain, Le Magasin, Grenoble.
M’interrogeant sur le rôle d’un commissaire d’exposition et sur notre place en tant que participantes d’une école curatoriale sans maîtres ni élèves, j’ai souhaité adopter les « tactiques de fiction » utilisées par les artistes pour penser le réel [1]. En activant des protocoles artistiques au sein même de notre travail de commissaire, il m’a semblé que notre apprentissage serait interrogé, nos compétences décalées, nos incompétences renversées, notre rôle réinventé.
L’artiste François Deck, « artiste consultant », développe ce qu’il nomme une esthétique de la décision. Je l’ai invité à élaborer avec les participantes de la session 19 une banque de questions visant à recueillir le patrimoine de réflexion puis le mettre en débat, enrichissant de la sorte nos interrogations. Chacune rédigeait sur une carte la question qui lui paraissait la plus importante au sein de notre travail collectif, puis les cartes étaient battues et chaque participantes en tirait une. Une première personne posait la question inscrite, et devait la défendre, y répondre. Pour entrer dans le débat, il fallait poser la question que l’on avait piochée. Suite à ce travail, les titres des différents chapitres de How not to make an exhibition ont pu êtres formulés. De plus, mon texte de post production a consisté à rédiger une suite d’interrogations, ne souhaitant pas offrir un récit fermé pour partager mon expérience au sein de l’Ecole [2]. Les problèmes sont augmentés, les possibles ouverts.
Le vernissage étant une sorte de point d'acmé de l’exposition, j'ai souhaité jouer sur cet instant, et ai activé en secret du public un IKHÉA©SERVICES (Slowmo) [3], allié à un protocole de Christophe André (Contre ergonomie).
IKHÉA©SERVICES est une entreprise d’usurpation dont l’objectif vise à contrarier les usages trop réglementés de notre quotidien. La mise en pratique du service Slowmo a consisté à ralentir l’action du serveur préposé au buffet, en l’occurrence un étudiant au Beaux Arts, qui avait accepté la mission. Le vernissage avait lieu sous la verrière du Centre National d’art Contemporain Le Magasin, à Grenoble, le 29 mai, dans une chaleur certaine. L’unique barman avait, durant son entrainement préalable avec Jean-Baptiste Farkas, ingurgité une bouteille de vin, afin de ralentir ses gestes et les rendre maladroits. Il servait trop rapidement le vin mousseux, devait attendre que la mousse descende avant de terminer de remplir les verres, et, gentiment, discutait avec les visiteurs, agacés. L’alcool, mis au frais dans les frigos de studios extérieurs au centre, nécessitait que le serveur s’absente régulièrement pour chercher de nouvelles bouteilles – et il n’en prenait sciemment que deux.
Entendu lors du vernissage : « Ce serveur est vraiment mauvais, mais on ne peut rien lui dire car il est charmant ! » ou des rires éberlués en le voyant s’absenter de nouveau.
400 personnes ont été accueillies, 120 flûtes ont été servies.
Ce service avait été doublé d’un protocole de Christophe André,« designer militant ». Après un diplôme d'ingénieur, cet artiste décida d’intégrer l’Ecole National Supérieure des Beaux Arts de Grenoble, pensant le champ de l’art comme « moins sclérosé et plus propice aux expérimentations menées dans une optique de transformation éventuelle de la société » [4].
Entendu lors du vernissage : « Ah Bravo Casino ! » (nous étions sponsorisées par Casino, ce qui nous a permis d’avoir le vernissage gratis).
Ainsi, après avoir attendu plus de vingt minutes pour être servis, les verres fuyaient au bout de trois, et les visiteurs, récompensés de leur patience, se voyaient dans l’obligation d’avaler cul-sec.
Si les IKHEA SERVICES, « articulés autour des notions d’usages et de prestation, (…) souhaitent susciter des interrogations sur les normes comportementales, au moins autant que sur les normes artistiques elles-mêmes »[5], ils trouvent un écho profond dans Contre ergonomie, renforçant les questionnements sur la finalité des méthodes de conception des objets et services. Activés au sein d’un centre d’art, ces travaux déstabilisent la notion d’objet d’art, ses lieux d’exposition, ainsi que sa valeur. En effet, s’inscrivant dans une économie du don, chacun peut activer ces protocoles, et autant de fois qu’il le souhaite.
Les deux artistes –Jean-Baptiste Farkas et Christophe André- furent invités le lendemain (30 mai) à répondre à mes questions et celle du public, qui découvrait alors le caractère intentionnel des événements de la veille. Cette conférence performait artistiquement ce qui n’avait pas été vu comme tel lors de son effectuation.
Ainsi, si Christophe André, François Deck, et Jean-Baptiste Farkas recourent aux compétences de l’art, « c’est dans l’espoir d’agir hors de l’art »[6], fictionnant un réel banalisé, pour mieux le penser[7]
Questions posées lors de la conférence du 30 mai 2010, Auditorium du Magasin, Centre National d'Art contemporain Grenoble
Le secret déclenche, par métonymie, la surprise du récepteur. Pourquoi la surprise comme mode opératoire ? Peur d’un « ce n’est que de l’art » ?
Une œuvre peut elle « fonctionner » si elle n’est pas vue comme telle? Pour faire « fonctionner » les propriétés corrosives d’éveil, de connexions, et participer ainsi à élaborer des structures intelligibles, devons nous savoir qu’il s’agissait d’art ? La révélation est elle indispensable ?
Comment « relayez » vous votre pratique afin qu’elles existent ?
Une exposition traditionnelle serait-elle envisageable ?
Avez-vous développé une diffusion qui ne soit pas dans le champ de l’art?
Comment « documentez » vous vos travaux ?
Vos pratiques remettent toutes deux en question la notion d’œuvre d’art telle qu’héritée de la Renaissance. Protocole / mode d’emploi / recette de cuisine / partition : œuvre allographe qui, selon Goodman, définit la partition de musique, et donne lieu à l’exécution virtuellement infinie d’exemplaires. En effet, l’artiste peut ne pas être là, il se contente de déterminer le modus operandi de l’œuvre pour que celle-ci soit réalisée. « […] Le compositeur a fini son travail lorsqu’il a écrit sa partition, même si ce sont les exécutions qui sont les produits terminaux. »[9]
Or où est l’ « œuvre » ? Qu’est ce qui fait œuvre ? Où se situe la question de l’esthétique?
à travers le fait de travailler sur des protocoles, des modes d’emplois, proposé à un usager éventuel, vous allez tous les deux contre la notion de spectateur passif. Celui qui active le protocole : usager ?
Christophe, on peut se dire que ta pratique relève du « bricolage » et s’interroger alors sur la différence entre loisir et pratique artistique. De même Jean-Baptiste, appliquer un protocole ne semble pas quelque chose de « sérieux », ne s’inscrit pas dans ce que l’on a l’habitude de ranger dans « les Beaux Arts ». J’aimerais bien appliquer à votre travail cette phrase de Dubuffet « Je suis un artiste du dimanche pour qui c’est tous les jours dimanche ». Qu’en pensez-vous ?
Rancière explique dans l’entretien avec Farkas que l’identification de l’art au travail a ses racines dans l’absolutisation de l’art (art comme activité autosuffisante, XIXème siècle). Il ajoute qu’il n’est pas étonnant aujourd’hui que cette identification ait reculé avec la progression même d’un certain scepticisme à l’égard des pouvoirs de l’art. Alors, l’art, un métier ?
De plus, vos travaux sont à la frontières d’autres pratiques (art/ design / militantisme, écriture…). Pourquoi le champ de l’art ?
Votre pratique à tout deux est « traversée par le politique », produit «des effets politiques» ; J’aime particulièrement cette phrase de Rancière dans l’entretien mené par Jean-Baptiste : « Si l’art et la politique communiquent entre eux, c’est en tant qu’ils produisent tous deux des fictions, c'est-à-dire non pas des rêveries mais des reconfigurations du donné sensible. » Qu'en pensez-vous?
[1] Voir à ce sujet le texte de présentation du projet How not to make an exhibitionI : « Les “tactiques de fiction ”, terminologie qui articule le programme, offrent des alternatives aux systèmes d’apprentissage établis et remettent en question leur dimension coercitive. Emprunté au théoricien français Michel de Certeau, le terme de tactique désigne une manière de s’infiltrer dans les failles des systèmes dominants pour y créer des espaces interstitiels. La notion de fiction ne se réfère pas à l’invention d’un monde imaginaire, mais offre une trame narrative qui permet une construction intelligible de la réalité. » http://www.ecoledumagasin.com/session19/?page_id=694
[2] Accessible sur le site http://www.ecoledumagasin.com/
[3] Propriétaires : Centre National des arts plastiques – Ministère de la Culture et de la Communication (IKH(S).N°24 = inv. FNAC 09-236)
[4] ANDRE Christophe, conférence.
[5] FARKAS Jean-Baptiste et MOLLET-VIEVILLE Ghislain, « A propos des énoncés d’art », dans Critique « A quoi pense l’art contemporain ? », Aout-Septembre 2010, n°759-760, p. 734.
[6] Ibid., p. 733.
[7] « Le réel doit être fictionné pour être pensé. » RANCIERE Jacques, Le partage du sensible, esthétique et politique, Mayenne : La Fabrique éditions, 2006, p. 61.
[8] GOODMAN Nelson, Langage de l’art, Une approche de la théorie des symboles, traduit de l’anglais par Jacques Morizot, Paris : coll. « Pluriel », Hachette littérature, 1990, p. 147.
[9] GOODMAN, Ibid.
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