Comme je m’intéresse à des pratiques comme celles défendues par de la Biennale de Paris, il me parait important de définir la notion de commissaire d'exposition appliquée à cet art «invisuel»*.
Alexandre Gurita : Un art invisuel se dispense de curateur, du moins dans sa définition habituelle. L'art de nature invisuelle est un art sans œuvres d'art et par conséquent sans exposition et sans commissaire d'exposition. Si la case vide laissée par celui-ci devait être absolument remplie, alors nous devrions reformuler le statut et le rôle de celui-ci. Mais je n'ai pas la certitude que cette case doit être remplie. Les pratiques de type invisuel impliquent une restructuration du secteur de l'art et peut être que dans celui-ci certains acteurs ou activités devraient être supprimés. En tout cas il nous faut soit réinventer soit supprimer le commissaire d'exposition. Si la notion de commissaire d'exposition est reformulée, celui-ci serait selon moi, une sorte d'agent d'information dont le rôle serait d'informer les autres de telle ou telle pratique ou artiste, et cela avec une garantie de neutralité, autrement dit sans jugement esthétique. Il serait proche d'un technicien qui se met au service de l'art. Dans certains cas l'agent d'information pourrai être remplacé par une borne d'informations. Nous aurons alors deux versions d'agent d'information : homme et machine. Et ce qui faisait, dans l'art conventionnel la raison du commissaire d'exposition, serait dans cette nouvelle perspective intégré par l'artiste, à savoir la mise en place des conditions d'inscription publique de sa pratique. Mais on peut aussi voir les choses autrement : au fond le problème du commissaire d'exposition ce sont les idées et les contenus qu'il défend. S'il défendait un art libéré du poids des œuvres il se réinventerait lui-même. C'est probablement son devenir.
Mais s’il choisit des pratiques invisuelles, c’est déjà un jugement esthétique.
Non, ce n’est pas un jugement esthétique, car il n’y a plus d’œuvres, et donc il n'y a plus d'art dans le sens traditionnel du mot. Les seuls éléments à garder de l'art consensuel, et ce dont nous avons la certitude, sont l'existence du secteur de l'art, son histoire, le mot art, le contexte présent et un infini de possibles. Un de ces possibles c'est d'accepter qu'il n'y ait pas de dépendance entre art et œuvre d'art; autrement dit, accepter que l'art est plus vaste que l'œuvre d'art.
Pourquoi garder le terme « art » ?
Parce que nous sommes dans l'art. J'appelle ce mot, art, identifiant minimum au même titre que la Biennale de Paris. Sinon on abandonne l'art et l'artiste devient avocat, médecin, pompier etc. L'art ne le concerne plus. Je le précise: l'idée n'est pas d'en finir avec l'art mais avec ses limites, avec sa norme, avec sa matrice, avec l'idée reçue qu'on s'en fait. Certains n'ont pas compris cette distinction.
Sans dire non plus que tout est art ?
Tout n'est pas art mais à l'exception de ce qui l'est déjà, tout peut l'être.
Il y a donc quand même des limites ?
Aux possibles de l'art il n'y a pas de limites. Celui-ci s'est toujours transformé par des repoussements successifs de ses propres limites. Si nous supposons que l'art est un jeu, alors celui-ci était joué, avant la fin du 20e siècle, avec les mêmes règles, toutes issues d'une formule fondamentale : « art égal œuvre d'art ». Les cartes de ce jeu étaient l'œuvre d'art, l'objet d'art, l'exposition, le marché de l'art, les spectateurs, les collectionneurs, l'institution de l'art, l'esthétique, le commissaire d'exposition, l'agent d'artiste, le vernissage, etc. Dans le temps, ce jeu a évolué, ses règles se sont assouplies. L'objet d'art a élargi ses limites au socle, à l'espace qui l'entoure, aux spectateurs qui pouvaient interagir. De physique il est devenu immatériel avec la performance, le happening, l'art vidéo, sonore, numérique, le net art. Le spectateur est passé du stade de contemplateur passif au stade de véritable acteur. L'art s'est nourri en grande partie de lui-même, ses règles évoluaient en même temps qu'elles s'érodaient. Depuis toujours l'objet de l'art est la modification de l'idée de l'art. Jusqu'à aujourd'hui cette modification a été faite avec un jeu qui lui même se transformait. Aujourd'hui pour modifier l'idée de l'art ce jeu ne suffit plus, il nous en faut un autre qui reprenne de l'ancien ce minimum nécessaire dont j'ai parlé toute à l'heure. Passer du jeu ancien au nouveau c'est passer de « être pensé par l'art » à « penser l'art ». Et ce nouveau jeu a des limites a lui, elles sont d'un autre ordre que celles de l'ancien.
Est ce que cela ne reproduit pas le schéma initial, puisque l’on garde des règles ?
On garde l'idée de règles, mais ce sont les règles d'un autre jeu.
Comme la « Biennale de Paris ».
Oui comme la Biennale de Paris et les pratiques associées qui proposent un autre jeu. Les auteurs de ces pratiques ont compris que ne pas prendre un chemin tracé est risqué, mais que le prendre serait fatal. L'essentiel dans l'art comme ailleurs est la découverte, l'invention, l'expérimentation. Je crois qu'il faut renouer avec cette dimension aujourd'hui perdue. L'artiste qui joue le jeu ancien est pensé par l'art, et à ce titre il est réduit au stade d'exécutant, de petite main, il ne pense pas, d'autres l'ont fait a sa place. Il est dans la matrice de l'art qui contrôle et contient les artistes par le biais d'un langage institué. Sortir de la matrice c'est jouer un autre jeu et cela passe souvent par l'utilisation d'un autre langage.
L’intérêt serait le chemin, et non pas le fait d’être dans le lieu ?
L'intérêt c'est le lieu. Non pas dans le sens ou arriver quelque part serait une fin en soi mais dans le sens ou ce serait un point de départ sur une autre base que l'art, ce qui implique des perspectives inattendues. C'est le passage entre être pensé par l'art et penser l'art. Dans ce passage la première étape c'est de refuser d'être pensé par l'art, et par conséquent de rompre avec les automatismes, et donc, implicitement, d'abandonner la production d'oeuvres d'art. Après cet abandon, quelque soit la direction prise, c'est toujours mieux qu'avant.
Est-ce que le plus difficile ne serait pas que le point que vous créez, le point de départ que vous localisez, ne deviennent pas une nouvelle matrice, orthodoxe, fermée, qui reproduirait le schéma justement fui?
Pour suivre le fil de ta question cette nouvelle matrice correspond à des règles et critères que l'on se fixe soi-même. Ce n'est plus la matrice commune qui nous produit, l'art convenu, c'est notre subjectivité qui engendre un cadre qui lui est propre. Pour être plus concret, la matrice qui pense l'artiste lui dit: « Tu es artiste donc tu doit produire des œuvres d'art que tu dois vendre et exposer à des spectateurs ». Celui qui pense l'art se dit que l'on peut voir les choses autrement. Ce sont des règles contre d'autres règles, deux positions radicalement différentes. Pour simplifier, la norme de l'art ou la matrice si tu veux, est une règle générale qui régit l'art et à laquelle les artistes obéissent chacun à sa façon en personnalisant celle-ci. Dans l'autre cas, chacun a sa propre pensée, son règlement intérieur. Je crois que c'est une question d'individuation. Quelque soit le régime de l'art dominant d'une époque, l'important est de ne pas y obéir, de ne pas se laisser penser par l'art.
Vous dites que la Biennale de Paris déjoue les règles établies.
Elle déjoue les règles établies parce qu'elle joue avec d'autres. Elle propose une alternative à l'art institué. C'est une stratégie qui permet de défendre des artistes qui prennent des risques, c'est un laboratoire d'idées nouvelles. Sans la Biennale de Paris, certaines choses seraient plus difficiles à réaliser voire impossible. Par exemple les artistes associés sont considérés comme partenaires, ils fixent eux-mêmes les modes d'être de leur activité et avant tout, dates et lieux. Ils sont décisionnaires sur la Biennale de Paris. Dans l'art institué cela est inconcevable.
Prendre le nom de la « Biennale de Paris » est une manière d’être pris au sérieux par l’institution, et une façon de pouvoir l' infiltrer?
D'une certaine façon. C’est une manière de s'infiltrer dans la matrice pour l’éroder. Une pièce défectueuse dans un mécanisme bien huilé. Le plus important n'est pas d'être pris au sérieux par l'institution, puisque l'institution elle-même n'est pas toujours sérieuse et ne fait pas toujours son travail. Est-ce sérieux en 2010 que l'État, le plus important acheteur d'art en France, achète des aquarelles ? La difficulté de l'institution est d'être crédible sur le plan de l'art et en même temps de se maintenir en place. La Biennale de Paris est un masque derrière lequel agissent une centaine d'artistes qui sont jugés par l'institution comme étranges, ou dans le meilleur des cas, exotiques. Et qui proposent tous des alternatives à l'art officiel.
Ma grande question, en tant que curateur en devenir, est : doit-on ramener les pratiques furtives et/ou invisuelles dans le champ de l’art?
Elles ne sont pas hors-champ de l'art. Un des enjeux de ces pratiques est d'impacter la matrice de l'art, de faire bouger les lignes. Il n'y a aucun mal à considérer ces pratiques comme étant dans le champ de l'art, au contraire. Elles ne doivent pas rester dans leur coin, isolées. Parce que non seulement elles ont peu de chances de se développer, mais de plus elles laissent intactes les valeurs établies de l'art qu'elles sont censées remettre en question. Certains disent que ramener ces pratiques dans le secteur de l'art c'est se faire récupérer. Faux. Si ces pratiquent gardent leurs particularités tout en s'insérant dans le secteur de l'art alors celui-ci changera de constitution. Et on ne pourra plus parler de récupération. Ce seront ces pratiques qui transformeront le champ de l'art.
Ma position actuelle est délicate, parce qu’à priori, si des artistes font du furtif, de l’invisuel, c’est à eux de décider comment ils vont se positionner par rapport au champ de l’art, s’ils veulent être intelligibles artistiquement par ce monde ou pas. Ce n’est pas à moi de le faire.
Ne pas être intelligible artistiquement, signifie ne pas exister. C'est être en dehors de l'art. Mais celui qui devient invisuel sait pourquoi il est là, il a conscience de sa position et des enjeux qui vont avec. Il suffit pour toi de travailler avec eux sans dénaturer leurs intentions. Le but n'est pas d'être invisuel mais de modifier l'idée de l'art.
Toi, en tant qu’artiste, qu’est ce que tu attends d’un commissaire d’exposition ?
D'abord, j'aimerais préciser que je me considère plus comme un stratège dans le secteur de l'art que comme artiste dans le sens traditionnel du mot. Ensuite, pour en venir à ta question, je n'attends rien du commissaire d'exposition. Selon moi, il est un agrandisseur des valeurs établies. Il déresponsabilise l'artiste qui pense l'utiliser, alors qu'en fait il se laisse utiliser par lui. De toute façon on ne retiendra que les commissaires d'expositions qui ont tenté d'inventer, d'apporter quelque chose à l'art... Mais d'un autre point de vue, j'attends qu'il se mette au service de l'art plus que celui du spectacle, de l'industrie de la culture, des idées reçues. Qu'il soit plus indépendant d'esprit, original et critique. Qu'il prenne des risques, qu'il ose, qu'il s'intéresse à des pratiques inconformes. S'il s'intéresse à ces pratiques, il finit par se reformuler progressivement, comme tu le fais.
Qu’est ce que ça signifie « stratège dans le secteur de l’art » ?
Comme je l'ai dis toute à l'heure, le but de l'artiste est de modifier l'idée de l'art. Aujourd'hui cela ne peut plus être fait avec des œuvres d'art. Celles-ci sont devenues inefficaces, elles n'ont plus d'influence sur l'art. Il y a un demi siècle, et avant, un artiste exposait une œuvre et si celle-ci élargissait la notion d'art, tôt ou tard elle devenait opérante Elle bouleversait irrémédiablement l'art dominant de son contexte. L’Olympia de Manet, La Montagne Sainte-Victoire de Cezanne, les ready-made de Duchamp, l´Oiseau dans l´espace de Brancusi, le Carré blanc sur fond blanc de Malévitch, les happenings de Kaprow sont des oeuvres marquantes. Une œuvre suffisait. Aujourd'hui c'est différent mais apparemment beaucoup n'en sont pas conscients et font comme si nous étions en 1909.... Pour faire aujourd'hui, ce que le carré blanc sur fond blanc a fait il y a un siècle, il faut s'y prendre autrement et notamment agir à échelle systémique, envisager le secteur de l'art dans son ensemble. User d'un ou de plusieurs facteurs d'influence sur l'art afin de le transformer c'est agir en stratège. Nous savons qu'aujourd'hui que l'artiste est tout en bas de l'échelle. Un homme politique, un collectionneur, un galeriste, un journal d'art, le directeur d'une école d'art, un commissaire d'exposition ou un journaliste sont bien plus influents sur l'art qu'un artiste. Il faut prendre en compte cette évidence contextuelle et l'inclure dans sa démarche artistique.
* Désigne la pratique artistique dépourvue de son caractère visuel. Ce qui n'est pas perçu comme art. Invisibilité artistique.
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