jeudi 30 mai 2024

Du silence à la lumière des étoiles, la parole errante d’Annick Dragoni

Texte à propos du travail d'Annick Dragoni 







Le cadrage se resserre imperceptiblement sur l’hélix en négatif, la lumière surgit du sol, le bruit progresse des aigus vers les graves, « vibration forcée », grincement « intense1 ». L’artiste s’inspire de la description du commandant Caziot d’après qui le corps du mollusque produirait un son en frottant sur la coquille. Emblèmes de la résurrection chez les Romaines qui les consommaient en grande quantité lors des funérailles, les escargots disparaissent ensuite pour faire place à une déambulation dans les Cathédrales du silence, HLM de la mort conçu en 1972 dans la cité phocéenne. Sept étages répartis sur 5 blocs de béton permettent l’inhumation de 190 000 personnes, corps allongés superposées les uns aux autres, cimetière à bas prix régit par la verticalité et sa rationalisation, reproduisant les inégalités sociales jusque dans la tombe. Quel monde, quelle société, quelle ville, quelles façons d’habiter se dessinent quand ceux-ci sont régis par la verticalité ? Quel ordre social et urbain cela crée ? Les intervalles analogues (installation video, film, 2022) cherche à percer le pouvoir de l’architecture sur les corps, sur les mots comme sur la mémoire, de l’enfance aux cercueil. Par affinités, nous glissons d’un long plan séquence à la poursuite d’un escargot escaladant un bouquet de fleurs jusqu’à une promenade hallucinée en apesanteur au sein d’une modélisation de la Cité Radieuse vidée de ses modules mais habitée par un escargot géant, coiffée d’un bouquet de fleurs comme offrande, peuplée d’une jeune fille fantôme géante, inadaptée au modulor, raillerie incarnée de l’idéologie normative véhiculée par les utopies architecturales. Le son de l’escargot jaillit à nouveau, le rythme est lent mais haletant, des halètements ajoutent à inquiétude alors que l’on passe au travers des surfaces en béton armé. Surgit alors le ciel illuminé de Google Earth, souvenir des étoiles disparues dont la lumière nous parvient à travers l’écran.

 


 

La place des corps dans les espaces physiques comme immatériels et l’influence de ces derniers sur nos façons de rendre hommage, vivre et mourir, se souvenir, m’apparaît être une constante dans l’œuvre de Dragoni. Si (2024) semble une succession de signes abstraits, aux traits plus ou moins épais, d’un noir d’encre, imprimés sur des feuilles blanches, une observateurice avisée pourra peut-être reconnaître là un angle, ici un cube… Un couloir ? À l’aide d’un logiciel 3D, l’artiste a cherché à reconstituer, de mémoire, la cartographie d’un espace arpenté précédemment dans sa vie, rappelant l’importance de deux données essentielles pour les arts de la mémoire (cet art qui permettait de prononcer de très longs discours avec une grande précision) : les lieux et les images réunis. Cicéron dit ainsi : « Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace. La Mémoire est d’abord un édifice à but pratique, où sont entreposées des images dans les salles d’un palais que l’orateur

ice parcourt en imagination au fil de son discours. « L’art soutient la nature en plaçant les mots dans un théâtre ; ils deviennent les acteurs de la pensée.3 » Mais dans quel théâtre placer les mots ? Dans Légende (2015), ce sont les noms des grandes enseignes qui exhibent leurs lettres criardes au sein d’une déambulation dans une zone commerciale reconstituée, triste successions de pixels dans une réalité diminuée, jusqu’à s’échapper à la campagne. L’éclipse (commentaires) fait quant à elle appel aux souvenirs en rapport avec un lieu : Dragoni demande à des personnes de se remémorer, dix-huit ans plus tard, la façon dont iels ont vécu l’éclipse de soleil de 1999. Elle retranscrit ces récits afin de créer un film sans image où sons et textes se superposent de manière tautologique. L’écrit à la troisième personne constitue un décalage étrange dans la narration, comme raconté en simultanée. Ce léger déplacement de l’énonciation est également celui à l’œuvre dans la chapitre 2 des Intervalles analogues : l’artiste répète le dialogue qu’elle a initié avec un ami chrétien à propos du Décalogue4. Le langage est souvent distancié, repris, répété, détourné, il perd de son autorité et tourne à l’absurde. Perturbations (2017) joue délibérément de cette dégradation ; dans cette installation sonore, le langage est disloqué : des sons de respiration accumulés, des fragments de phrases découpées, des extraits de mots énoncés sont tirés du journal météo, hachés sur un fond de bruit blanc inquiétant, rappelant l’angoisse des temps futurs.

 


 « Du bruit, du bruit, du bruit… le plus coriace agent infectieux de notre civilisation. 5» écrit Ballard dans Le Débruiteur, nouvelle dans laquelle il met en scène une ville futuriste assaillie par la pollution sonore où les sons, loin de se dissiper dans l’air, s’amassent dans les matériaux sous forme de vibrations. Leur matérialisation rend la vie des habitantes assourdissante ; elle nécessite l’intervention de débruiteurices, équipées de machines permettant de « vider les sons » et de nettoyer les espaces. Je pense à cette nouvelle lorsque l’artiste, accompagnée de Charlotte Serrus, parcourent en une chorégraphie loufoque un parlement européen vide, armées de microphones amplificateurs (O.R.L., 2019). Elles évoluent au sein d’une architecture de pouvoir digne d’un film de SF alors qu’en fond, un vrombissement gronde. Si l’amphithéâtre, peuplé de casques audio en attente d’être écoutés, n’est que silence, les bruits extérieurs s’infiltrent par vagues à l’intérieur d’un bâtiment semble-t-il abandonné. Que ce soit le chant de l’escargot, la déformation des mots ou la perte de sens, le travail sonore nous oblige à créer un hors champs, un rythme, à multiplier les sens. Lobes (2023) est d’ailleurs une installation qui rappelle le caractère majeur de l’organe sensitif ; 66 oreilles modélisées en 3D, imprimées à l’aide de filaments à base de coquilles Saint Jacques recyclées, s’alignent à hauteur du regard. Chacune est différente ; elles sont autant de facteur d’identification6 et rappellent que les corps sont toujours pris dans des dispositifs de surveillance et de pouvoir, jusqu’à intégrer la norme de contrôle social. Or qui surveille les surveillant ? Dans Les gardiens (2017), la caméra épie des agents de surveillance au travail costard, oreillette et lunettes de soleil tournant en rond dans le cadre de la vidéo, pétries d’ennui. Le plan resserré, en plongée, ne permet pas d’identifier leur emplacement ; iels sont comme contenues exclusivement dans l’image, prise dans l’étau d’un bourdonnement suggérant l’apparition d’un événement qui ne se produira jamais, observées à leurs dépends par l’artiste et, par extension, par les spectateurices. Ainsi, dans les œuvres d’Annick Dragoni, voyage-t-on du silence à la lumière des étoiles, des mots déformés à la parole errante, d’une zone commerciale pixelisées au Parlement européen. On y devine comment les décisions se formalisent dans un vaisseau spatial ; on observe combien les images se percutent dans des non-lieux pour faire surgir des souvenirs. Ici les corps sont pris dans des étaux de surveillance, là les bruits persistent dans les ossatures. Le temps est suspendu, les lumières inversées, les humains quasi absents ou perdus dans des architectures science-fictionnelles ; on navigue de fantômes en voix spectrales, de dispositifs de surveillance ou d’écoute ; les mots perdent leur pouvoir communicationnel, les sons sont sourds, hors champs. « Et à la fin, conclut l’homme, il n’y aura plus que ces trous noirs. La Cité ne sera qu’un immense cimetière ! 7»








1 Le commandant Caziot, « Le chant des mollusques et principalement de l’escargot », dans Annales de la Société Linnéenne de Lyon, 1914, p.39-44.

2 Jean-Michel Maulpoix, « L’art de la mémoire », Nouvelle revue française n° 271, juillet 1975.

3 Ibid.

4 Dix Paroles pour le judaïsme, traduit par Dix Commandements pour le christianisme. C’est un court ensemble écrit d'instructions morales et religieuses reçues, selon les traditions bibliques, de Dieu par Moïse au mont Sinaï.

5 J.G. Ballard, Le Débruiteur (1960), dans Nouvelles complètes, 1956-1962, Tristram editions, Paris, 2008, p. 220

6 Indices d’une individualité, elles évoquent les procédés de surveillance à l’œuvre avant Bertillon. Ainsi L’historien Carlo Ginzburg s’appuie sur une méthode mise au point par l’artiste et politicien Giovanni Morelli à la fin du XIXème siècle pour attribuer une toile à un peintre ; elle consiste à observer des détails non enseignés en école d’art tels que… les oreilles. Voir Carlo Ginzburg, « Signes, Traces, Pistes – Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, Paris, Gallimard, 1980, n° 6, p. 3-44.

7 Idem, « La Ville concentrationnaire » (1958), dans Nouvelles complètes, 1956-1962, Tristram editions, Paris, 2008, p. 66

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