samedi 17 août 2024

Olivier Jonvaux, la co-intelligence des contraires

 Olivier Jonvaux, la co-intelligence des contraires


Fingertips
(2024)

 

Durant l’antiquité grecque, les statues religieuses ne visaient pas seulement à évoquer dans l’esprit du*e la spectateurice qui les regarde la puissance sacrée à laquelle elles renvoient, mais « de rendre présente cette puissance hic et nunc, pour la mettre à la disposition des hommes ». Ce que l’époque moderne a nommé « art » rétrospectivement se trouvait donc hanté d’une énergie surhumaine, « sur la ligne de démarcation entre la présence et l’absence, le familier et l’étrange, l’humain et le divin1 ». Les statues étaient vivantes. Il apparaît que le travail d’Olivier Jonvaux tente d’explorer ces enjeux métaphysiques d’ontologie de l’œuvre d’art et de ce qui l’habite, informé de ses mythes originels, entre objets anodins reconstitués en céramique ou pâte à modeler, sculptures antiques moulées qui prennent vie, images 3D plus vraies que nature. L’un des premiers mythes concernant la sculpture n’est-il pas celui de Pygmalion, dont le nom rappelle le poing du sculpteur travaillant au maillet et ciseau l’ivoire de la statue ? À l’aide d’une caméra super 8, Fingertips (2024) suit les artisan*es de l’atelier de la RMN où sont conservés les moules de statues antiques en vue de les reproduire à l’infini. Les mains des artisan*es au travail sont filmées comme celles des statues en train de naître, opposant l’agitation des unes au statisme supposé des autres, les mêlant aussi parfois lors d’une caresse. Les plans se succèdent au rythme d’une vaporwave érotique avant de tourner rapidement autour d’une Vénus reproduite en 3D. Tombé amoureux de sa création, Pygmalion demanda à Aphrodite de donner vie à la figure. Alors que le générique se termine, une déesse en plâtre tourne la tête vers nous, comme un mirage, sur le fil entre réel et fiction, illusion et certitude. 



 

Fingertips, Olivier JonvauxFingertips (2024)

Dès son diplôme de DNSEP aux Beaux Arts de Lyon, Jonvaux sollicite l’esprit du*de la spectateurice afin qu’iel décide de ce qui fait œuvre, de ce que serait son mode d’existence ou encore, du rapport qu’elle entretient avec les pratiques sans lesquelles elle n’existerait pas. Ainsi a-t-il proposé au jury une série d’étagères construites spécifiquement pour contenir plusieurs sculptures, soutenir précisément leur poids, les maintenir. Mais les rayonnages étaient vide. Il fallait se pencher pour observer les photographies des objets qu’elles étaient censées porter, les images collées sous les étagères (Stockage des idées, 2011-2017). Le public devait opérer le travail analytique qui permettait de faire exister la chose représentée là où elle était supposée être. « Pourquoi pensons-nous qu’une reproduction de La Joconde n’est pas l’œuvre de Léonard de Vinci ? […] Qu’est-ce qui fait que nous puissions parler d’une œuvre comme cette œuvre-ci, et comme identique à elle-même dans des conditions et dans des contextes pourtant variables ? Qu’est-ce qui fait, pour reprendre une boutade semi duchampienne, semi goodmanienne, qu’un autoportrait de Rembrandt demeure bien l’œuvre qu’il est lorsqu’il est utilisé comme planche à repasser2 ou encore, qu’est-ce qui fait que la Neuvième de Mahler est bien et reste bien la Neuvième de Mahler, qu’elle soit exécutée sous la direction de Herbert von Karajan ou sous la baguette de Karl Boehm ?3 » demande Jean-Pierre Cometti et les philosophes pragmatistes avant lui. Prisme (2015-2017), sculpture en perpétuelle évolution, éclaire parfaitement ces questions. Le sac à dos de l’artiste est reproduit en pâte à modeler, à plusieurs reprises, avec la même matière. Le mélange des différentes couleurs devient autant la preuve du processus de fabrication que la trace de ses différentes modalités d’exposition. La même œuvre peut-elle persister sous des formes différentes ?

Un sac à dos, un moulage, une photo ; à l’encontre de la notion d’aura de l’œuvre d’art irreproductible et à l’opposé de l’idée rabâchée de l’artiste inspiré, génie au-dessus de la mêlée, Jonvaux se contente d’objets copiables, sans valeur a priori ; il tourne autour, les étudie sous tous les angles. Pour qui est habitué au travail de la 3D, la théière de l’Utah est un cliché, modèle par défaut des logiciels. Cette banalité intéresse Jonvaux qui opère un transvasement et offre une existence matérielle à cet objet cartoonesque sans format ni matière (Utah Teapot). Il la reproduit en de multiples exemplaires, sous différentes dimensions, émaillée ou biscuitée, colorée ou brute, épaisse ou délicate, en faïence ou en grès. La forme sans qualité lui sert à tester les techniques et les couleurs, exactement comme il le ferait en numérique. Peut-être cherche-t-il à souligner ainsi combien les artefacts, et parmi eux les œuvres d’art, ne sont pas ce qu’ils sont en fonction de propriétés intrinsèques, comme leur composition chimique ou leur masse, mais en fonction de propriétés relationnelles. Les œuvres de Jonvaux fonctionnent comme des exercices de pensée ; c’est la relation aux publics qui déterminera leur statut – entendu que celui-ci n’est jamais fixe, à la façon du chat de Schrödinger. Cette expérience de physique quantique suppose en effet un chat dans une boîte fermée avec un dispositif qui tue l’animal dès qu’il détecte la désintégration d’un atome d’un corps radioactif. Tant que l’observation n’est pas faite, l’atome est simultanément dans deux états (intact/désintégré). Le chat serait donc simultanément mort et vivant, jusqu’à l’ouverture de la boîte. Be Maybe May (2021) est une vidéo inspirée de cette idée ; on y suit un chat blanc, filmé en studio, déambulant dans une station service inspirée du pavillon allemand de Mies Van der Rohe reconstitué en images 3D. L’animal défie les lois de la physique en se promenant dans un univers qui n’est pas le sien, soliloquant face à un chat robotique ou un poisson mortel, disparaissant telle une feuille de platane à l’automne, ne cessant de nous rappeler qu’il est une image et un chat filmé dans le passé, mort et vivant à la fois. 

Be Maybe May (2021)

Dès l’antiquité les philosophes s’intéressèrent à la limite de nos perceptions ; Lucrèce, dans La nature des choses, évoque les rais de lumière qui, en traversant l’obscurité d’une pièce, laissent entrevoir des minuscules corps qui s’agitent et se collisionnent. Il conçoit alors que la matière est remplie d’atomes – le mot grec signifie insécable – qui s’arrangent entre eux pour former des corps de formes et de propriétés variées. Quant au vide, il permet le mouvement. La vidéo Pirovano (2022) véritable gageure technique en 3D réalisée dans les studios du Fresnoy nous fait virevolter au son du galoubet au dessus d’une nature morte, à la façon d’une poussière prise dans les thermiques, poussée et délaissée par le vent, traversant l’espace avec légèreté puis retombant avec lourdeur. La caméra devient gravitationnelle, mouvante. Elle survole cruche, miche de pain et grappe aux raisins parfaits, charnus, brillants, sans aspérité. Ces derniers ont donné le nom à la vidéo : le pirovano est l’espèce de raisin modifié génétiquement pour ressembler le plus au fruit idéal, gonflé, juteux. Si la vidéo dénonce la normalisation du vivant, elle nous renvoie aussi aux prémisses de l’histoire de la peinture, celle des récits d’imitation parfaite du réel, au point de tromper celui*lle qui regarde. Dans Histoire naturelle, Pline l’Ancien relate un défi entre deux peintres : Parrhasius proposa de se mesurer à Zeuxis4. « Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter ; l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demande qu’on tirât enfin le rideau pour faire voir le tableau. C'est alors que Parrhasius répliqua : "Je n'ai rien à faire, vous regardez déjà l’œuvre". Alors, reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis.5 » Les œuvres de Zeuxis ont aujourd’hui toutes disparues. Elles sont cependant abondamment citées par les Anciens ; ses peintures nous parviennent au-delà du temps grâce aux descriptions, qui deviennent autant d’occurrences des travaux. Dans Fingertips, la vidéo est scindée en deux parties, séparées par un rideau rouge en 3D. Jonvaux nous confie qu’il aimerait voir les images projetées sur un rideau, rappelant dans la perfection du trompe l’œil peint par Parrhasius le principe même de la 3D : imiter le réel, tout en permettant de créer des images impossibles sans cette technique.


Pirovano (2022)

Rebondissants par analogie formelle, du raisin au rideau, du rideau à la pomme, de la pomme à la théière, jonglant entre l’image créée de toute pièce ou la captation du réel, la production d’objets anodins ou leur reproduction photographique, les œuvres d’Olivier Jonvaux oscillent entre les antagonismes à l’origine de l’art ; elles s’emparent des enjeux de l’originalité ou de l’inspiration, de la copie, de la reproduction, de l’illusion, des paradoxes contenus dans des objets supposés recevoir les dieux. Ses travaux refusent de s’octroyer une fixité ontologique. Par leur présence, ils somment lae spectateurice d’opérer un déplacement du visible vers l’invisible, d’accueillir les formes comme autant de co-intelligences des contraires, d’oxymores incarnés qui n’existent dans leur contradiction que grâce à celleux qui les admettent.

Utah teapot, Olivier Jonvaux Utah Teapot

1 Irini-Fotini Viltanioti, « La statue vivante en Grèce ancienne : de la représentation symbolique au réceptacle de la divinité », dans Problèmes d’histoire des religions, tome XX, « Art et religion », Alain Dierkens, Sylvie Peperstraete, Cécile Vanderpelen-Diagre (sld), Éditions de l’université de Bruxelles, Bruxelles, 2010.

2Marcel Duchamp proposa comme ready-made inversé d’utiliser un tableau de Rembrandt en guise de table à repasser.

3Jean-Pierre Cometti, « Analyse et ontologie: remarques sur l’identité des oeuvres d’art », Rivista di estetica, 38 | 2008, 47-54.

4 Il vécut à Héraclé, en Grèce, de 464 à 398 avant Jésus Christ.

5Pline L’Ancien, Histoire Naturelle, XXXV, XXXVI, traduit et annoté par Émile Littré, Paris, Dubochet, 1848-1850, tome 2, p. 472-473.





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