Lorsque j’étais étudiante en histoire de l’art, avec mes ami*es nous mettions un point d’honneur à observer les œuvres « en vrai», à les étudier en face à face ; qui n’a jamais été surpris*e par la différence entre la reproduction de certains tableaux et la rencontre avec ces derniers ? Nous organisions des sorties à Chartres le week-end pour visiter la cathédrale, l’été nous partions en R5 jusqu’à Florence. Pourquoi alors, une fois en master, je décidais de m’intéresser à des performances sans spectateurices, auxquelles je n’ai jamais pu assister, et dont ma connaissance ne pouvait que s’organiser au travers de médiations – photos, textes, vidéos, rumeurs ? Un désir de croyance ? Une fois absolu dans l’art ? Je n’ai pas de réponse. Toujours est-il que je n’étais pas encore née lorsque VALIE EXPORT a exhibé son sexe dans un cinéma. Personne n’était convié de toute façon. Idem pour les filatures de Vito Acconci ou les Aktions de Rudolf Schwarzkogler. Pourtant, ces actes sont l’objet de cet article ; mon absence est ainsi à prendre en compte comme partie intégrante de cette recherche. « Je voudrais cependant faire valoir que les problèmes soulevés par mon absence [...] sont essentiellement d’ordre logistique plutôt que d’ordre éthique ou herméneutique. En effet, si l’expérience de l’observation d’une photographie et de la lecture d’un texte est clairement différente de celle [de] regarder un artiste jouer, ni l’une ni l’autre n’ont de relation privilégiée avec la "vérité" historique de la performance.1 » souligne Amélia Jones. Doit-on présumer aveuglément qu’il existe une relation ontologique entre la performance et sa documentation ? N’est-ce pas plutôt la conséquence d’une idéologie ancienne qui voudrait que la photographie puisse être un substitut exact du réel ? Au contraire, la « vérité historique » évoquée par Jones nous semble être une notion élastique ; il existe parfois une différence notable entre l’acte tel qu’il a eu lieu, la documentation qui lui survit et la fortune critique qui en découle. Peut-on aller jusqu’ à dire que les artistes ont cherché à manipuler la « vérité » ? Il me semble plus intéressant de penser que cette manœuvre fait partie intégrante de certaines œuvres.
On connaît le Saut dans le vide d’Yves Klein, effectué à Fontenay-aux-Roses. Une photographie est présentée dans une fausse édition du Journal du Dimanche consacré à son exploration du vide, daté du 27 novembre 1960. Nous y voyons l’artiste réalisant un saut de l’ange depuis la fenêtre du premier étage d’un immeuble ; nous savons toustes qu’il s’agit d’un photomontage. Si Klein a bien sauté, il était attendu au sol par une bâche tendue tenue par douze judokas. Cette « précaution » a été effacée de la photographie finale et fait donc exister une action qui n’a pas eu lieu telle quelle – touste spectateurice s’en doute bien. Au contraire, le journaliste Robert Hughes ne fait preuve d’aucune distance critique lorsqu’il étudie les images créées par l’actionniste viennois Rudolf Schwarzkogler, exposées en 1972 à la Documenta V à Kassel. Aktions 1, 2, 3 (1965) sont des tableaux vivants photographiés, où « [l]’attention se concentre sur un homme quasiment comateux, dont le corps a subi des supplices suggérés par un outillage médical, ou une instrumentation plus grossière » écrit Hugues dans son article2 paru dans le Time Magazine. Il dénonce par là ce qui représente pour lui la vacuité de la production artistique de l’époque : « [...] il s’appliqua, centimètre par centimètre, à amputer son propre pénis3 ». Cet article lance dès lors une rumeur tenace à l’endroit de photographies pourtant assumées comme mises en scène. Pour la chercheuse Sophie Delpeux, « Robert Hughes crée une fiction basée sur sa croyance en la réalité d’images qui ne sont elles-mêmes que des fictions. L’aspect des photographies de Rudolf Schwarzkogler a dû conforter le critique dans cette certitude. Ces mises en scène jouent manifestement la rhétorique de l’objectivité.4 » Cette croyance en la castration se retrouve par la suite en légende de ces images lorsqu’elles sont reproduites, jusqu’à en faire la cause de la mort de l’artiste. Schwarzkogler « […] s’amputa de sa propre peau, morceau par morceau jusqu'à en mourir. Il fut photographié tout au long de cette opération et les photos firent l’objet d’une exposition à Kassel5 » peut-on lire en 1995. Or l’artiste s’est suicidé quatre ans après avoir réalisé Aktions. La photographie détermine la croyance dans un acte qui n’a pas eu lieu, cette fois au détriment de la volonté initiale de l’artiste, comme s’il lui était conféré un pouvoir de mystification. « La lecture et l’interprétation de ces images nécessitent donc la plus grande prudence. Il s’agit en effet de démêler ce qui tient d’effets élaborés par l’artiste pour sa prise de vue, de ce qui s’est effectivement passé.6 » Mais peut-on toujours distinguer la part fictive dans l’œuvre proposée ? Le souhaite-t-on seulement ? Et comment mettre en doute la parole d’un*e critique d’art ?
L’angoisse œdipienne de perdre son phallus est aussi au centre de l’action de l’artiste VALIE EXPORT, cette fois-ci d’un point de vue féministe. Si la femme aurait perdu son pénis, l’homme pourrait bien encourir un sort identique ; l’autrichienne change le fantasme en réalité et vit paradoxalement un malentendu proche de celui juste mentionné. Cheveux ébouriffés, vêtue d’une chemise sombre, de chaussures à talons et d’un pantalon ouvert au niveau du pubis et de la vulve, elle parcoure lentement un cinéma qui diffuse des films pornographiques (Aktionshose : Genitalpanik, Munich, 1968). « Entre les films, j’ai dit aux spectateurs qu’ils étaient venus dans cette salle particulière pour y voir des films sexuels, qu’ils avaient maintenant à leur disposition de vrais organes génitaux, et qu’ils pouvaient leur faire tout ce qu’ils voulaient. J’ai parcouru lentement chaque rangée, en faisant face aux gens. Je ne me déplaçais pas de manière érotique. […] À mesure que j’allais d’une rangée à l’autre, chacun se levait en silence et quittait la salle. Hors du contexte filmique, c’était pour eux une façon totalement différente d’être en contact avec ce symbole érotique particulier7 ». En exposant son sexe à la vue des autres, elle oppose le réel à la représentation des films projetés dans lesquels l’image de la femme est soumise. La photo qui présente cette action est sensiblement différente ; l’artiste nous fait face, le regard menaçant sous une perruque hirsute. Elle est assise pieds nus, les jambes écartées dévoilant son sexe par le triangle découpé, une carabine à la main. Aucun contexte n’est donné. L’action n’a en fait été documentée qu’un an plus tard, pour une série d’affiches commémorant l’événement. L’image a mené à des confusions ; un critique d’art lui prêta des propos qu’elle n’avait pas tenu, racontant que, si les hommes ont pris peur, c’est parce que l’artiste était armée, ou encore qu’elle avait choisi un cinéma porno. « Ces détails sont récusés par l’artiste qui n’a pu corriger les termes de l’entretien avec R. Askey : le cinéma n’était pas porno, elle n’avait de fusil que sur la photo.8 » La citation qu’on lui prête est fausse, la rumeur est lancée.
Vito Acconci, The Following Piece, 1969
« Cela me donne une certaine réticence à prendre pour argent comptant tout ce que l’on peut trouver dans la littérature artistique9 » écrit l’historien de Fluxus Charles Dreyfus Pechkoff. Et pour cause ; en 1974, il est à New York et assiste à la performance I like America and America likes me de Joseph Beuys à la Galerie René Block. Beuys était arrivé d’Allemagne enveloppé dans du feutre afin de rester isolé du monde, puis transporté dans une ambulance jusqu’à la galerie où il devait passer cinq jours avec un coyote, le tout filmé par Herbert Wietz. Or « Beuys n’est pas du tout continuellement, pendant une semaine, avec Little John [le coyote], comme on peut le lire dans les livres10 », puisque cette même semaine, Pechkoff a dîné avec l’artiste chez son galeriste. À l’issue de la performance, Beuys repart en ambulance, direction l’aéroport. Pechkoff décrit comment, en cheminant inconsciemment dans la même direction que le véhicule, il découvre l’ambulance quelques rues plus loin, vide, l’artiste étant parti attendre son avion ailleurs. « Mais pourquoi trop toucher au mythe ? » nous demande-t-il. Oui, c’est vrai, pourquoi ? N’a-t-on pas plutôt envie d’y croire ?
J’ai eu la chance d’interviewer Vito Acconci en 2014, à propos de The Following Piece. En 1969, durant 23 jours, chaque jour, l’artiste suit une personne différente dans les rues de New York, jusqu’à ce qu’elle entre dans un lieu privé. J’avais comme un doute à l’endroit des photographies exposées pour présenter l’œuvre, où l’on voit l’artiste de dos, suivant une personne. Les exemples cités plus haut m’avaient quelque peu avertie et, concrètement, je me demandais comment filer discrètement quelqu’un*e si l’on est soi même suivi*e par une personne avec un appareil photo. « SL : Et les images, vous les avez faites après ? VA : Oui, je n’ai pris aucune photo sur le moment. Tout que j’ai fait c’est de demander un an plus tard à mon amie Betsy Jackson de me prendre en photo pendant que j’allais dans la rue faire comme si je suivais des gens. – Pourquoi avez-vous jugé important de demander à quelqu’un de vous prendre en photo puisque vous sembliez plus intéressé par les mots ? – Je l’ai fait parce que je me suis rendu compte que la seule façon d’exister dans le monde de l’art est de faire des photographies. […] Je réalise assez rapidement que les images sont plus importantes qu’un projet.11 » Ces deux phrases font le constat amer d’un monde pour qui la valeur visuelle prime, au détriment parfois des œuvres elles-mêmes.
J’observe ici plusieurs registres ; les artistes qui mentent délibérément, celleux qui sont incompris*es au point de générer un évènement fictionnel, d’autres encore qui, naïvement, produisent des photographies sans se douter que l’on y associerait leur geste, même effectué un an plus tôt, et enfin celleux qui comprennent bien que l’image est privilégiée. Aujourd’hui, à l’heure du numérique, des réseaux sociaux et des fake news, où photomontages, filtres et intelligences artificielles génèrent un doute permanent sur le régime de preuve traditionnellement dévolu aux images, comment les artistes s’emparent-iels de notre crédulité, jusqu’à nous faire croire à des actions qui n’ont pas eu lieu telles que représentées ?
L’enquête est plus difficile. J’ai réussi à obtenir des confidences d’ami*es artistes qui, après quelques verres de vin, avouaient avoir un peu forcé les choses pour faciliter la réussite de leur œuvre. Mais le lendemain matin, ragaillardi*es, iels m’ont fait jurer de ne pas dévoiler cela. Il est plus aisé ici de présenter des travaux contemporains qui ont intégré la révélation de leur supercherie au sein de l’œuvre.
Le 12 janvier 2013, l’artiste normand Nicolas Koch et son ami Maxime Bourget traversent la Manche en pédalo. C’est en tout cas ce qu’ont rapporté les médias. « Les deux hommes sont partis de Cherbourg à bord de "Pam le terrible", un pédalo d’un peu plus de trois mètres de long, pour arriver dimanche vers 15h à Portsmuth en Angletterre d’où ils sont repartis lundi à 05h pour mettre pied à terre à Caen le lendemain.12 » Mais les deux jeunes hommes ne sont pas fous et se sont contenté de pédaler deux heure avant de rejoindre une plage un peu plus loin et d’envoyer un mail à leurs parents pour annoncer le faux succès de leur entreprise – message qui sera relayé à l’AFP et fera office de preuve. « Traversée rude et difficile. Nos jambes souffrent et la nuit est froide. Malgré tout, nous voici enfin à notre but intermédiaire.13 » Ce n’est pas tant l’image qui importe que le fait de réussir à duper les journalistes, mettant à mal le sérieux avec lequel les informations sont vérifiées.
Pour la théoricienne Peggy Phelan, toute représentation de performance irait à l’encontre même de l’ontologie de celle-ci14. Mais lorsque la documentation permet de faire exister la performance, sans même que celle-ci n’ait besoin d’avoir lieu ? D’après Philip Auslender, le fait même de documenter un acte en tant que performance le constitue comme telle. Utilisant le concept austinien de performativité15, il avance que ce n’est pas parce que l’action n’a pas réellement existé telle qu’elle est documentée qu’elle n’est pas une performance. « Si je peux me permettre une analogie avec une autre forme culturelle, affirmer que le saut de Klein n’était pas une performance parce qu’elle s’est déroulée uniquement dans l’espace photographique équivaudrait à affirmer que les Beatles n’ont pas interprété la musique de leur Sergent Pepper’s Lonely Hearts Band parce que cette performance n’existe que dans l’espace de l’enregistrement : le groupe n’a jamais réellement interprété la musique telle qu’on l’entend.16 » Si le Saut est une performance, il en serait de même pour les actions de Schwarzkogler ou Koch. Peut-on alors reconnaître que photos et rumeurs participent de l’action, élargissant la réflexion de celle-ci aux questions de représentation, aux enjeux de rapport au public et à la notion relative de « vérité » ?
En 2014, durant cinq mois, l’artiste argentine Amalia Ulman a posté des selfies sur Instagram. On la voit en it girl, poses lascives, sous-vêtements affriolants, chambres d’hôtels luxueuses, physique avantageux ; autant de photos qui laissent à penser que la jeune artiste a succombé à l’égocentrisme des réseaux sociaux. Il s’agit en fait d’une performance minutieusement préparée, durant laquelle elle joue dans un premier temps un rôle de sugar baby partie conquérir Los Angeles, aimant les peluches et les dentelles roses, avant de se mettre à déprimer, rompre avec son petit ami et devenir escort. Le style change ; casquettes trop grandes et tee-shirts trop petits, poitrine opérée, duck face avec flingue et mascara qui coule. La fiction se clôt par une forme de résurrection ealthy, yoga et tartine d’avocats compris. Les haters se déchaînent : il n’y a plus de divertissement. « Quand j’ai révélé que mon personnage d’Instagram était de la fiction, certain*es de mes followers étaient en colère. Nombreux*ses sont celleux qui ont laissé des commentaires sexistes sur mon profil. L’œuvre leur tendait un miroir et iels n’ont pas aimé ce qu’ils y ont vu. Mais c’était le but ; les médias sont décevants.17 » Le personnage dénonçait la construction de la féminité sur les réseaux, basée sur des stéréotypes de genre, et nous renvoyait aux types de réactions que nous avons face à cela (Excellences & Perfections, 2014). L’artiste a démontré notre crédulité face aux photos produites ; or personne n’aime être dupé. Ulman conclue : « Quand les choses deviennent des images, elles deviennent de la fiction.18 ».
1Amelia Jones, « "Presence" in Absentia: Experiencing Performance as Documentation », Art Journal, Vol. 56, No. 4, « Performance Art: (Some) Theory and (Selected) Practice at the End
of This Century ». (Winter, 1997), pp. 11-18.
2 Robert Hughes, « The Decline and Fall of the Avant-Garde », Time magazine, 18 décembre 1972, p. 40-41.
3 Ibid.
4 Sophie Delpeux, « L'imaginaire à l'Action », Études photographiques, 7 | Mai 2000, [http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/209], page consultée le 05 février 2024.
5 Didier Anzieu, Le Moi-Peau, Paris, Dunod. 1995, p. 42
6 Sophie Delpeux, op.cit., p. 2
7 VALIE EXPORT, Valie Export, interviewed by Ruth Askey, Vienne, 18 sep 1979, High Perfomance, livraison 13, vol. 4, no 1, printemps 1981, p. 80
8 VALIE EXPORT, VALIE EXPORT, cat. exp. Centre National de la Photographie, éditions de l’œil, Paris, 2003, p. 36
9Charles Dreyfus Pechkoff, Fluxus, l’avant garde en mouvement, 2012, Les Presses du Réel, Dijon, p. 22
10Ibid., p. 22
11Vito Acconci, entretien novembre 2014, New York
12Nicolas Koch, « Deux hommes réalisent une traversée aller retour de la Manche à pédalo », Marine & Océans,
16 janvier 2013, [https://marine-oceans.com/actualites/deux-hommes-realisent-une-traversee-aller-retour-de-la-manche-a-pedalo/], page consultée le 2/02/2024
13Nicolas Koch, cité dans « La Manche traversée en pédalo », Ouest France, 13 janvier 2013, [https://www.ouest-france.fr/normandie/la-manche-traversee-en-pedalo-1503254], page consultée le 05/02/2024
14 « La seule vie possible de la performance est dans le présent. La performance ne peut pas être sauvegardée, enregistrée, documentée ou participer à la circulation de représentations de représentations : une fois que cela est fait, cela devient quelque chose d’autre qu’une performance. Dans la mesure où la performance tente d’entrer dans l’économie de la reproduction, elle trahit et diminue la promesse de sa propre ontologie. Le devenir de la performance [...] s’accomplit au travers de sa disparition. » Peggy Phelan, « The ontology of performance: representation without reproduction », in Unmarked, the Politics of Performance, Routledge, New York, 1993. Nous traduisons.
15John L. Austin, Quand dire c’est faire, Éditions du Seuil, Paris, 1970. Un énoncé performatif, par le seul fait de son énonciation, permet d'accomplir l’action concernée : il suffit à un président de séance de dire « Je déclare la séance ouverte » pour ouvrir effectivement la séance. L'énoncé performatif s'oppose donc à l'énoncé constatif qui décrit simplement une action dont l'exécution est, par ailleurs, indépendante de l'énonciation. L'énoncé performatif est donc à la fois manifestation linguistique et acte de réalité.
16Philip Auslander, « The Performativity of Performance Documentation. », A Journal of Performance and Art 28, 2006, p.1–10.
17 Amalia Ulman, « Why I stages my own Instagram meldwon », Financial Times, 3 janvier 2020, [https://www.ft.com/content/d2cb7650-279b-11ea-9a4f-963f0ec7e134] Nous traduisons.
18 Ibid.
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