Performance, 25 min
2019
Si de prime abord l’on pourrait croire que le récit est la source du travail de Romain Gandolphe, nous découvrons lors d’une randonnée avec l’artiste qu’un amour immodéré pour l’histoire de l’art, ses paradoxes temporels, ses invisibles et ses oublié·e·s dirigent un travail protéiforme et résolument contemporain.
« C’est un lien que je fais avec i des imaginaires. Au XVIeme siècle, Gerolamo Cardano, afin de résoudre des équations du troisième degré, inventa le principe de nombres qui, multipliés par eux-mêmes, deviennent négatifs. Je ne sais pas si tu le sais ? Mais c’est impossible ». En marche vers le sommet du Puy de la Vache, Romain Gandolphe, pourtant intarissable, finit par s’essouffler. C’est néanmoins d’une traite qu’il répond à ma question, à savoir l’influence de ses premières études scientifiques sur son travail artistique. Il me semble en effet y percevoir une certaine logique quantique : quand, caché dans une cimaise, il décide d’y passer sept jours sans révéler sa présence (Une semaine dans une cimaise, 2013), est-il, à l’instar du chat de Schrödinger, vivant ou mort ? Les secrets qu’il échange sont-ils encore secrets lorsqu’ils sont dévoilés (Every secret has a holder, 2016) ? Est-il seulement possible de partir à la recherche du dernier arbre planté par Joseph Beuys (A Kind of Tree, 2018) ? Dans une équation du troisième type, le nombre réel se calcule à partir d’une chimère i ; l’imaginaire permet de résoudre un problème concret. Cette relation particulière aux apories, l’artiste l’entretient dès l’origine de son travail.
D'autres voix que la mienne
Performance au long cours
2017
Si un même chat peut être mort et vivant à la fois, une même œuvre peut-elle bénéficier de plusieurs états ? Lors de son DNSEP[1], l’artiste décide d’accueillir le jury au sein d’une succession de white cubes vides dans lesquels il raconte les pièces déjà réalisées, comme celles à venir. Chaque salle représente une temporalité précise qui, au fur et à mesure du discours, se confond ; le présent est passé avant même que nous ne l’appréhendions, le passé peut être réactualisé dans la parole, le futur échappe (Du futur au passé, 2016). Les années suivantes, Gandolphe ne choisit pas entre celui·celle qui rapporte ce qu’iel a vécu et celui·celle qui formule ce qu’iel a lu ou entendu. S’il privilégie auparavant la première posture, il se détache vite de tout systématisme pour démontrer combien les œuvres se construisent avant tout grâce à la rencontre et à l’échange. Le voilà qui décrit, face caméra, les pièces destinées à venir habiter les cimaises d’une exposition collective avant même qu’elle ne soit montée (À venir, 2017) ou encore toutes les performances passées d’un festival, d’après son souvenir (À celles que tu ne verras jamais, 2018). Ces récits offrent une narration imparfaite, pétrie d’erreurs, créant un palimpseste temporel obsolète et parcellaire. Les spectateur·trice·s deviennent récepteur·trices et, selon une logique bien duchampienne, se font conteur·se·s à leur tour. Iels laisseront sur l’histoire leur empreinte – comme un·e potier·e marque de sa main le vase en terre cuite[2]. « Après que le public a entendu mon récit, il porte l’œuvre en lui et peut à son tour la raconter jusqu’à l’oubli.[3] » La mémoire est autant le lieu de son travail qu’un outil pour le constituer : aucune de ses performances n’est apprise par cœur. L’exposition dans ma tête (2014) nécessite un mois de montage, le temps que l’artiste fixe les jalons nécessaires à l’improvisation. À la manière de Robert Filliou se promenant avec un couvre-chef d’œuvres, Gandolphe transporte avec lui son exposition. Celle-ci perdure tant qu’il s’en souviendra. L’oubli devient aussi un matériau : sur le mur de La BF15, l’artiste reproduit un mural de Sol LeWitt d’après le souvenir qu’il en a (Ce qui m’échappe, 2017). « Une fois que l’idée de l’œuvre est définie dans l’esprit de l’artiste et la forme finale décidée, les choses doivent suivre leur cours. Il peut y avoir des conséquences que l’artiste ne peut imaginer.[4] » déclare LeWitt en 1969. Avait-il anticipé les altérations du souvenir ? Dans la même exposition, Romain dispose son bureau dans l’espace et se fait le scribe des œuvres qui lui sont contées. Il reconstitue une histoire de l’art totalement subjective où l’artiste devient auditeur[5] (D’autres voix que la mienne, 2017). Des modes d’existence alternatifs sont ainsi offerts aux œuvres dont les propriétés comme les comportements se trouvent modifiés. « Et si […] ce n’était plus nous qui parlions au sujet d’une œuvre, mais l’œuvre elle-même qui se mettait en action ?[6] » demande les auteur·trice·s des récits ordinaires. L’artiste serait-il mis en action par les œuvres elles-mêmes ? Certainement. Elles le font peindre, danser, prendre la parole et écouter les spectateur·trice·s.
« Est contemporain celui qui, dans le noir de la nuit, perçoit la lumière des étoiles qui s’éloignent plus vite que la vitesse de la lumière » cite Gandolphe de mémoire, arrivé·e·s au sommet du puy. D’après Giorgio Agamben, le contemporain serait par nature inaccessible. « Celui qui appartient véritablement à son temps […] est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui[7] ». L’inactualité du travail de l’artiste, ses récits comme ses reproductions d’œuvres passées, ne forment pas une simple répétition ; ils permettent l’invention, ouvrent de nouvelles temporalités en vue d’appréhender le présent. À la recherche du lieu où Robert Barry a libéré des particules de gaz (À la recherche, 2017, Toujours à la recherche, 2019), Romain passe plus d’un mois, réparti sur quatre ans, dans le désert de Mojave. L’expérience passée devient un possible événement futur à partir duquel l’histoire peut être réécrite. Aujourd’hui « [l]’intéresse davantage ce qui est rendu invisible par l’histoire de l’art, plutôt que les œuvres invisibles[8] ». Aussi s’engage-t-il sur les traces d’un projet qu’il ne connait qu’à travers le texte écrit par Lucy Lippard en 1970, dans lequel elle relate une expérience artistique près du cercle polaire, à Inuvik – « ville nouvelle déplorable qui appartient au gouvernement et à l’industrie de pétrole[9] », où les autochtones de la région ont été forcé·e·s de s’installer. Gandolphe entreprend peu à peu un tournant plus affectif et collectif. Avec le groupe Les enfants de Diane, ce n’est plus en chemise blanche qu’il raconte les œuvres à venir, mais en body chair et talons haut [À venir (drag queen), 2019]. Mécontent d’être l’héritier d’une histoire patriarcale, il lip-sync le chant féministe de Guerilla Poubelle, son groupe punk fétiche depuis l’adolescence : « Nous sommes les fils et les filles des sorcières que vous n’avez pas brulées ». Cherchant à rompre la solitude de cette année 2020 et à « redevenir plusieurs[10] », il fait de l’amour un moteur pour se réapproprier Untitled (Go-go Dancing Platform) (1991) de Félix Gonzáles Torres. Tel l’Orphée de Jean Cocteau, il traverse le miroir et danse à son tour en petit short lamé, mais sans socle, projetant son ombre sur les images vidéos d’activations de l’œuvre [Untitled (To the man in the mirror), 2019]. Le dévoilement du corps et des affects appelle le silence – comme si se taire était la plus juste des paroles.
À venir (drag queen)
Performance, vidéo HD, couleur, son, durée variable (ici 8 min)
Image : Ophélie Demurger
2017/2019
[1] Diplôme national supérieur d’art plastique
[2] Voir la métaphore de Walter Benjamin, « Le Raconteur » (1936), trad. M. Renouard, dans LESKOV, Nikolaï, Le voyageur enchanté, trad. V. Derély, Payot & Rivages, Paris, 2011, p. 12.
[3] Romain Gandolphe, entretien avec Sarah Fouassier, « Ne jouer rien d’autre que moi-même », Le Petit Bulletin n° 899, 22-28 novembre 2017.
[4] Sol LeWitt, extrait de « Sentences on conceptual art », Art-language, vol 1 n°1, mai 1969, cité par Ghislain Mollet-Viéville, [http://www.conceptual-art.net/sl.html], page consultée le 17 octobre 2020.
[5] Ce qui rappelle le magistral Inadequate History of Conceptual art (1999) de Silvia Kolbowski
[6] Gregory Castera, Yaël Kreplak, Franck Leibovici, des récits ordinaires, Les Presses du réel, Dijon, 2014.
[7] Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Rivages poche/ Petite Bibliothèque, 2008, p. 9-10.
[8] Romain Gandolphe à Pedro Morais, « Redevenir plusieurs », Le Quotidien de l’art n°1944, 7 mai 2020.
[9] Lucy Lippard, « Art Within the Artic Circle », The Hudson Review, hiver 1970, vol. XXII, n° 4, p. 666.
[10] Ainsi que l’indique le titre de la performance au sein de laquelle il dessine les limites de son corps.
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