Chère Sarah,
T’écrire ces mots comme tu as adressé des bouquets de fleurs. Du moins, tenter d’en reproduire l’effet. Voilà une idée qui m’a plu, en ces temps moroses. Penser ce texte à la manière d’un présent adressé à une personne dont on souhaite attirer l’attention. Il faudrait que je sois en mesure d’éclairer ces mots de couleurs coruscantes, de les imbiber de parfums capiteux, de transformer chaque syllabe en un pétale que l’on pourrait effeuiller afin d’évaluer la qualité d’un amour.
J’aimerais être en mesure de décrire, avec toute la délectation qu’elle procure au·à la regardeur·se persévérant·e, la chenille ondulante le long de la tige de pivoine qui semble avoir basculé, rouge de honte, sous le poids de sa corolle trop vive, touchant l’entablement en pierre qui supporte le somptueux bouquet de fleurs du peintre hollandais Abraham Mignon – conservé au Louvre (Fleurs dans une carafe de cristal placée sur un piédestal en pierre, avec une libellule, milieu XVIIème siècle). Cela m’aurait permis d’introduire ce texte en rappelant que le bouquet de fleurs est un poncif dans l’histoire de l’art, appréhendé comme vanité, fortement chargé symboliquement. La fleur alourdie s’apprête à faner ; elle nous rappelle la précarité de la vie matérielle. J’aurais alors poursuivi en décrivant l’escargot, animal terrestre s’il en est, en train d’entreprendre l’ascension du parapet de pierre. Je me serai attardée longuement sur les nombreux papillons, placés dans le tableau pour évoquer la Rédemption, ou sur l’épi de blé, allusion eucharistique à la Cène, avant de rappeler que les artistes contemporain·es ont également fait usage du bouquet et de ce qu’il charrie avec lui.
Certain·es ont retenu la leçon duchampienne et quitté le domaine de la représentation afin de ne pas faire comme ces « peintres intoxiqué·es à la térébenthine[1] ». Ainsi David Horvitz, au centre d’art La Criée à Rennes, dispose-t-il sur un socle un bouquet de roses, toutes collectées le même jour mais provenant de différents lieux de Bretagne (Carte de Bretagne un mercredi, 2019). Kapwani Kawanga reproduit les compositions florales présentes lors de cérémonies liées à l’indépendance de pays africains (Flowers for Africa, 2013-2010). Comme les archives qui lui ont permis de recomposer les bouquets présents aux tables de négociation, les fleurs jaunissent, se fanent avec le temps. Elles nous enjoignent à n’avoir de cesse d’activer la mémoire de pays décolonisés. En 2010, Emilie Parendeau dispose quant à elle à l’entrée de la galerie Doyang Lee à Paris, au milieu des flyers, un bouquet de pivoines. Cette œuvre A LOUER # 2 prend pour point de départ Congratulations (1995) de Ben Kinmont : « Chaque semaine de l’exposition j'ai envoyé des fleurs accompagnées d’une carte où était inscrit “Congratulations”. » Kinmont n’avait pu se rendre à l’exposition à laquelle il était invité car le budget n’était pas suffisant pour produire une pièce et faire venir l’artiste sur place. À travers le projet A LOUER, Parendeau décide de jouer cette œuvre comme une partition. Elle s’intéresse à la question financière soulevée dans l’œuvre première et la transpose dans la galerie où elle est invitée. Ce n’est qu’en s’attardant sur les documents épinglés au mur que l’on saisit les enjeux que représentent les fleurs admirées à l’entrée. « Ces documents donnent à lire la description faite par Ben Kinmont de Congratulations associée à un email qu’Émilie Parendeau lui adresse. Elle lui propose que lors de l’ouverture de l’exposition, le bouquet soit composé de 30 pivoines à vendre au prix unitaire de 3 euros. Lors de chaque achat, la fleur est accompagnée d’une carte portant l’inscription “Félicitations”. Chaque semaine, la somme obtenue grâce à la vente permet d’acheter un nouveau bouquet plus ou moins important selon les ventes réalisées.[2] » Les mots affichés permettent la révélation du procédé de réactivation tout comme le pourquoi de la présence somme tout assez congrue de ces fleurs à l’entrée.
Le texte est fréquemment utilisé en guise de démonstration – c’est aussi son usage ici. Parfois, dans ton travail, Sarah, le même procédé est utilisé pour l’œuvre et sa révélation. C’est la répétition d’un même qui va permettre l’irruption de la compréhension. En effet, depuis plusieurs années, tu envoies des bouquets de fleurs à des personnalités reconnues du monde de l’art. En 2018, alors étudiante aux Beaux-Arts de Nîmes, tu fais livrer un bouquet à la directrice du MRAC avant que cette dernière ne vienne faire des visites d’atelier. Une façon d’être déjà présente au sein des institutions que tu convoites alors que tu es encore étudiante. Et ce n’est pas tellement une visite d’atelier qui a finalement lieu puisque ton travail est contextuel et pour une large part, immatériel. C’est donc plutôt une discussion qui s’engage. Au bord de la fenêtre, tu as disposé le même bouquet de fleurs. « Est-ce pour moi ? demande-t-elle. – Non, pas celui-ci, as-tu répondu. Avant d’ajouter : Vous étiez au MRAC mercredi dernier ? – Oui, j’y étais. » Un sourire de connivence te fait comprendre que la directrice a saisi. Lors de ton DNSEP en 2018, tu réalises 25 actions, qui ont lieu en amont et durant ton diplôme. Des fiches révélaient les actes produits. Sur l’une d’entre elles : « Offrir des fleurs ». La présidente du jury pousse un cri : elle les avait reçues. Un an plus tard, lors d’une résidence aux Maisons Daura[3], tu fais livrer un bouquet pendant le vernissage au centre d'art de Cajarc, adressé à la directrice. Ce n’est qu’à l’occasion d’une présentation ultérieure que tu révèles ton geste en distribuant des cartes où texte et date explicitent ce qui s’est déroulé. « Tout s’explique » sont les mots prononcés par l’heureuse destinataire.
Le procédé de révélation de cette action furtive varie, du bouquet lui-même à la carte comme énoncé performatif en passant par le texte délégué – celui-là même que je suis en train d’écrire. Cette révélation a pour but de créer un public plus large que celui à qui sont adressées les fleurs, un public à rebours à qui il est demandé de reconsidérer un acte passé. Mais également un public potentiel, en attente de recevoir un bouquet dont l’odeur contaminerait son imaginaire sur les potentialités d’un tel envoi.
J’aurais aimé expédier ce texte à tou·tes les lecteur·trices comme on le ferait d’un bouquet. Les mots restent malheureusement secs sur mon écran et les touches qui les font naître assènent leur petit claquement stérile, comme pour me rappeler leur affligeante matérialité. Toutefois, à présent, si je reçois des fleurs sans en connaître la provenance, je pourrai me constituer comme public de l’œuvre de Sarah Deslandes.
Bien à toi,
Sophie
[1] Marcel Duchamp, The Writings of Marcel Duchamp, Cambridge, Da Capo Press, 1989, p. 9.
[2] François Aubart, « Emilie Parendeau, le droit de lecture », 2013, [http://alouer-project.net/?alouer=_textes], page consultée le 18/02/2021.
[3] Résidence de recherche Post-Production Occitanie aux Maisons Daura, Saint-Cirq-Lapopie / MAGCP Centre d’art contemporain, Cajarc.
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