mercredi 29 avril 2009

« Le marché de l’art s’est octroyé abusivement la valeur de l’art »


Entretien de Ghislain Mollet Vieville par Sophie Lapalu



appartement de Ghislain Mollet Vieville, 1992


Ghilain Mollet-Vieville est un agent d'art qui s'oppose aux excès du marché au profit des contours sociaux de l'art. Il m'a reçue dans son fameux appartement pour m' exposer comment il se met à l'oeuvre, construisant une position critique vis à vis des systèmes sociaux économiques, pour "nous construire un bel art de vivre l'art".

Cet entretien est paru dans area revu)e( L'art et la valeur : http://www.areaparis.com/

Vous vous définissez comme agent d'art. Qu'est ce que cela signifie?Le terme d’agent d’art que j’ai initié à la fin des années 70 se différencie de celui d’agent d’artistes qui représente des artistes à titre personnel. Un agent d’art témoigne d’un certain état d’esprit de l’art à travers plusieurs types d’activité : critique, expert, commissaire d’expositions, archivistes. Son propos consiste à avoir des initiatives généralement impossibles à prendre par les musées, les centres d’art et les galeries qui sont trop souvent limités à leur lieu ou qui préfèrent donner la priorité au commerce.

Que vendez-vous alors ?
Est-ce que j’ai dit que je vendais quelque chose?

Non, justement !
Je ne suis pas inscrit au registre du commerce. Cela dit, il m’arrive de conseiller un collectionneur pour un achat, cela fait partie du statut d’agent d’art. Le collectionneur recherche une œuvre, a besoin de documentation, me demande des conseils sur l’artiste et un avis objectif sur sa propre collection. Ces conseils sont rémunérés par des honoraires. Tout cela reste très ponctuel car le commerce de l’art exige d’autres structures que le bureau d’un agent d’art.

Vous vendez donc des prestations de service ? Comment les quantifiez-vous ? Est-ce par rapport à la valeur des œuvres… ?
Oui, dans le cas d’un achat ou de la vente d’une œuvre, mes honoraires s’alignent sur les pourcentages que prennent les courtiers, et en général c’est autour de 10% de la valeur des œuvres. Parallèlement, pour mon statut d’expert auprès des tribunaux, ou d’expert-conseil, ce que je suis aujourd’hui, les magistrats ont établi un tarif de 100 euros de l’heure. Un rapport me demandant une recherche d’authenticité, est en moyenne rémunéré autour de 2.000 euros. Pour une conférence, c’est 450 euros, et l’AICA (Association Internationale des Critiques d’Art dont je fais partie) a évalué à 95 euros, le prix d’une page (un feuillet) pour un article.

Je n’en demandais pas tant ! Comment êtes vous devenu agent d’art ?Au départ, en 1970, j’avais commencé par monter une SARL. C’était une période très faste sur le plan financier. J’étais un courtier et je négociais des petites œuvres de Picasso, de Matisse, etc. Avec le fruit de ce courtage j’ai constitué ma collection d’art minimal & conceptuel. Quand, en 1974, est arrivée la crise économique, tout le monde était sur le carreau. Ma société n’avait plus sa raison d’être car aucune affaire ne se faisait. J’ai alors décidé de louer un grand appartement afin d’y exposer ma collection d’art minimal & conceptuel en toile de fond de diverses manifestations culturelles que j’y organisais.
Pour pallier le manque de rentrées d’argent, j’ai pris contact avec le milieu de la mode et de la publicité qui sont venus chez moi, faire des photos et présenter des show-rooms de stylistes japonais. Cela s’est révélé très rémunérateur et m’a permis de ne plus être tributaire du marché de l’art, tout en me donnant la possibilité de présenter l’art minimal & conceptuel dans des revues comme Vogue ou Marie-Claire qui ne l'auraient jamais fait s'il n'y avait pas eu des mannequins devant les œuvres. En parallèle, je prenais en charge des actions diverses avec des jeunes artistes comme le groupe INFORMATION FICTION PUBLICITÉ.. Ce n’est qu’à partir de 1982, avec l’arrivée de Jack Lang qui a dynamisé le milieu de l’art, que j’ai pu véritablement rentabiliser mes actions d’agent d’art.

Vous avez dit « Si le marché m’intéresse, c’est en ce qu’il participe à sa mesure à l’activité artistique » Considérez-vous votre pratique d'agent comme une activité artistique?
Je disais cela pour illustrer le fait « qu’il s’agit moins pour moi de participer au marché de l’objet d’art que de révéler par mon action, combien ce marché, en lui-même est un objet de l’art ». Ma pratique est forcément une activité relevant de l’art et de son marché, mais je ne pense pas que ce que je produis soit artistique au sens où on l’entend traditionnellement. Je ne suis pas un artiste, je suis un agent d’art ce qui signifie que l’agencement de l’art m’importe plus que l’art lui-même.
Au fond, plutôt que de m’intéresser à l’art en tant que tel, je préfère m’intéresser à ses contours sociaux. Ce n’est pas l’œuvre d'art en elle-même qui m’importe, c’est tout ce qu'elle va générer autour d’elle.
Je trouve ainsi dans les réseaux de l’art (dont le marché fait partie) beaucoup plus d’art que dans ses objets. Je les parcours et m’y implique d’autant plus que j’y trouve certaines réflexions que je demande à l’art mais que je retrouve édulcoré dans les œuvres qui recyclent nos faits de société ou qui prennent le marché comme sujet de leur œuvre. Cela me conduit à être en position critique vis-à-vis des systèmes socio-économiques qui nous régissent. J’en analyse les différentes combinaisons, et de ce point de vue là, effectivement je me mets à l’œuvre.

Vous faites de l’infiltration dans le marché alors ?Oui, c’est de l’infiltration. Je me mêle de ce qui me regarde, et de ce qui ne me regarde pas, s’il le faut ! J’aime beaucoup dénoncer les travers de notre société. Je considère que le marché de l’art s’est octroyé abusivement le monopole de la valeur de l’art. Le public est totalement manipulé et finit par s’intéresser à l’art pour de mauvaises raisons : les énormes prix obtenus par certaines œuvres lui font penser qu’il ne peut s’agir que de chefs d’œuvres et que l’art c’est comme le Loto « ça peut rapporter gros ». Je m’oppose à cette idée bien sûr, car ce n’est pas dans un bon investissement que résident les qualités d’une œuvre.

Avec Matthieu Laurette vous avez présenté dans l’affiche Galeries Mode d’emploi : "Nourrissez un artiste à partir de 100 F et vous serez remboursés par les plus grandes marques" Pour cela il vous suffit d'envoyer votre règlement accompagné d'un RIB et d'une enveloppe timbrée à Matthieu Laurette c/o GMV. Vous recevrez un reçu notifiant les produits "1er achat remboursé" et "satisfait ou remboursé" consommés par l'artiste et les remboursements correspondants... Ici, l’artiste se joue du marché ! Avez-vous gardé des objets aptes à êtres vendus ?Dans mon dossier « Matthieu Laurette », j’ai, bien sûr, gardé la liste des produits qu’il a achetés grâce à mon règlement ainsi que les chèques des sociétés qui m’ont remboursé. Tous ces documents pourraient très bien se renégocier un jour auprès des collectionneurs, mais cela ne correspondrait pas à une décision de l’artiste. Comme je ne suis pas fétichiste, il se peut très bien que si ces papiers deviennent très chers, j’en prendrais des photocopies et vendrais les originaux car c’est ma participation au « jeu » proposé par Matthieu qui m’a intéressé.
À ce propos, je voudrais préciser que je ne suis pas contre le marché de l’art, je suis contre ses excès. Ce qui ne m’empêche pas, à l’occasion, de m’aligner sur ses règles, sans aucun état d’âme. Ainsi, il peut m’arriver de vendre une des œuvres de ma collection quand je la vois somnoler trop longtemps dans mes réserves. Cela a été le cas dernièrement pour une pièce de Daniel Buren que je ne savais pas où exposer car elle mesure 16m de long et comme elle m’avait été demandée par la Tate Modern de Londres, j’ai été très heureux de leur vendre au prix qu’ils me proposaient c’est à dire très cher. Cela a été le cas aussi pour un bâton de Cadere qui m’avait été également demandé par le Moma de New York, il s’y trouve maintenant dans leur collection permanente.

Peut-il y avoir un art sans marché ?
J’entends dire souvent que le marché et les galeries sont indispensables pour que l’art existe. Il est vrai, que c’est ainsi que notre société fonctionne. Mais on oublie que Van Gogh a peint des chefs d’œuvres sans avoir de marché et que, plus récemment, Allan Kaprow n’a pratiquement produit aucun objet d’art commercialisable, ce qui ne l’a pas empêché de produire de grandes œuvres sous la forme de « Happenings ». Force est de constater que l’art peut exister sans être inscrit dans le marché, le problème c’est que dans ce cas, il reste souvent invisible et le public en conclue qu’il n’existe pas (c’est aberrant d’adhérer à cette idée). Des artistes comme François Deck ont d’ailleurs une réflexion sur ce sujet. Il se définit comme un « artiste consultant » qui ne produit que des œuvres sous forme de conseils dont il sait pertinemment qu’elles ne pourront jamais s’inscrire dans le marché de l’art pour la simple et bonne raison qu’elles sont constituées de prestations de service ciblées qui ne donnent lieu à aucun objet d’art pouvant être fétichisé.

Avec Patrice Loubier nous avions constaté que, le marché de l’art étant très discret à Montréal, les pratiques ne produisant pas d’objets à vendre étaient répandues. De plus, les journaux d’art ainsi que les centres autogérés sont très présents. Les artistes n’ont donc pas besoin de passer par le marché pour être reconnus. Au contraire, à New York, où ce marché est énorme, les pratiques furtives et éphémères sont rares. Croyez vous que la présence du marché a une influence sur la pratique artistique ?
C’est un fait. Mais c’est aussi une question d’état d’esprit. Peut-être qu’au Québec, avec ou sans marché, ils ont compris que, depuis Fluxus, l’art fusionne avec la vie et que cela ne peut se faire qu’au détriment des objets spectaculaires ou décoratifs. Apparemment, ils ont l’intelligence de s’intéresser aux attitudes.

Avez-vous des projets de développement ?
Pas vraiment, car j’aspire à en rester à l’essentiel. J’ai trouvé de quoi beaucoup m’activer avec la Biennale de Paris initiée par Alexandre Gurita, et dont Stephen Wright et Jean-Baptiste Farkas sont les acteurs les plus dynamiques.


Sous quelle forme alors ?
Ma participation consiste depuis longtemps à mettre en valeur un art qui accorde beaucoup plus d'importance à ses modalités d'interprétation et d'actualisation dans le temps plutôt qu’à sa matérialisation. Les contours de l'art, la question de l'articulation de l'œuvre à des contextes toujours différents, induisent alors des initiatives à tous les niveaux qui déterminent, in fine, la portée de l'œuvre elle-même.
L'art que je prends en charge est ainsi appréhendé en relation avec des pratiques collectives au sein desquelles il n'y aurait plus un auteur pour une œuvre unique mais de multiples auteurs pour de multiples réalisations de chaque œuvre.
Je pense que l’art comme la culture, doit pouvoir constituer un bien transmissible de manière illimitée. Une œuvre d’art ne peut qu’amplifier son importance et se fortifier dans la mesure où elle est partagée et activée (voir à ce sujet la Licence Art Libre : http://artlibre.org/licence/lal/).
C’est donc un art de l’éparpillement et de l’infiltration dont je vais assurer la promotion, un art qui produit des œuvres qui ne relèvent plus des normes en vigueur de la propriété privée, ni de l’esthétique rattachés aux chefs-d’œuvre uniques et sacralisés. Tout cela se trouve avantageusement remplacé par une éthique qui nous conduit simplement à nous construire un bel art de vivre l’art.

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