mercredi 14 octobre 2009

"Quand entendra-t-on le mot clitoris?" Nil Yalter


Article paru dans Area revue)s( Féminin pluriel, 2008

Video tape B&W 24' : A critical point of view against the depression of women within tradition.
Exposée dans la partie « Correspondances » de l’exposition du Centre Georges Pompidou, Nil Yalter est une artiste d’origine turque venue s’installer en 1965 à Paris. Féministe engagée, pionnière de l’art vidéo, artiste socio-critique, son travail n’a cessé d’interroger les conditions de la femme et des immigrés, mais reste pourtant mal connu.

Commençons pas vos débuts. Quelle est votre formation ? Avez-vous fait des études aux Beaux Arts ?
Je suis autodidacte. J’ai passé mon bac en Turquie, à Istanbul, mais je n’ai pas fait d’étude d’art. Par contre, j’ai toujours peint. Quand je suis venue à paris en 1965 pour m’installer, j’ai eu un grand choc. Car à l’époque à Istanbul on ne pouvait suivre l’art moderne et contemporain qu’au travers des reproductions dans les livres. Il n’y avait rien, pas de musée, pas de galerie. J’ai donc commencé à découvrir l’art contemporain, notamment en allant régulièrement à la galerie Ileana Sonnabend. Et j’ai découvert surtout les américains. Ça a duré cinq, six ans, et en 1973 j’ai fait une yourte de nomade, intitulée Topak-ev. C’était ma première exposition personnelle au musée d’art moderne de la ville de Paris. J’ai récréé une tente en feutre de laine de brebis, employée par les nomades d’Anatolie, et j’y ai présenté mes peaux peintes.

Avant je faisais du hard edge painting, des peintures sur toile, abstraites, avec des ronds, géométriques. J’ai continué à peindre des cercles avec la yourte mais sur des peaux de moutons, rassemblées par une couture grossière. Des cercles concentriques gris perle sont peints dessus.

Le cercle se retrouve tout au long de votre travail. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Le cercle c’est déjà les femmes chamanes, le chamanisme… Le cercle, c’est la femme.

Topak Ev . 1973

L'installation à l’ARC est vraiment intéressante. On y discerne beaucoup d’éléments de votre travail futur : la couture, qui est ici celle des peaux de mouton entre elles, et qui se retrouvera plus tard dans la fragmentation des images vidéos ; le cercle, peint sur les peaux ; et la peau, puisque vous utilisez votre propre peau dans d’autres travaux. De plus, on perçoit déjà votre intérêt inextinguible pour les minorités, car les nomades d’Anatolie voient leur monde s’écrouler : l’extension des champs de cotons chasse les pasteurs, et le rôle de gardiens du territoire autrefois confié par les ottomans aux nomades est aujourd’hui assuré par la police. Enfin, vous abordez déjà la cause féministe, car cette tente n’est autre que la maison des femmes, synonyme de fécondité et de douceur. Est-ce pour vous un travail fondateur ?
1973, c’est la yourte, et en 1974, La femme sans tête. Evidemment c’est lié. Il y a deux ans la yourte a été achetée par un musée à Istanbul, où il y a des musées maintenant, et ils l’ont montré avec la femme sans tête. C’est intéressant.
La femme sans tête est un travail vidéo, ce n’est pas une performance à proprement parler car je ne l’ai pas exécutée devant un public. La vidéo montre en gros plan mon ventre, et avec un feutre noir, j’écris autour de mon nombril un passage du livre de René Nelly intitulé Erotique et civilisations. Je lis le texte en même temps. À la fin je danse au rythme d’une musique traditionnelle.
[Texte : La femme véritable est à la fois "convexe" et "concave". Mais encore faut-il qu’on ne l’ait point privé mentalement ou physiquement, du centre principal de sa convexité : le clitoris [...]. Cette haine du clitoris correspond en vérité à l’horreur ancestrale que l’homme a toujours éprouvé pour la composante virile et naturelle de la femme, celle qui, chez elle, conditionne l’orgasme absolu. "]

Comment a été reçue La femme sans tête ? Car en 1974, la sexualité féminine était encore tabou.
Ce fut très dur. Les femmes n’étaient pas toujours d’accord avec l’idée de concave et convexe, et les hommes étaient très agressés.

Avez-vous exposé ce travail en Turquie, sachant qu’écrire sur le ventre d’une femme fait référence à l’imam, qui, en Anatolie, écrivait sur le ventre des femmes stériles ?
Ils l’ont acheté en Turquie. Ils l’ont montré, mais, et c’est très intéressant, en français ! J’avais le texte traduit en turc, je leur ai demandé de l’afficher au mur. Ils n’ont jamais voulu !
Le mot clitoris, il n’y a rien à faire ! Ici c’est pareil ! À l’exposition actuelle de Beaubourg, La femme sans tête est très bien montrée, c’est grand, il y a peu de son, c’est normal. Mais on ne peut pas entendre distinctement le texte que je récite. Au contraire, dans une salle, ils pourraient ouvrir le son et on comprendrait le mot "clitoris".
J’ai vu une émission de télévision l’autre jour, sur les femmes et leur sexualité. Ils disaient que la sexualité des femmes est complexe et difficile etc. Mais personne n’a jamais prononcé le mot "clitoris" ! C’est un mot tabou dans les pays un peu catho.
Je montre actuellement ce travail en Hollande, dans l’exposition Rebelle, une très belle exposition de femmes, et là il n’y a pas de problème. Cette exposition est très bien faite car ils ont limité la chronologie au début des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Le problème de Beaubourg c’est qu’ils commencent en 1909 et vont jusqu’à 2009. C’est une période trop étendue.

Et vous pensez que c’est important de faire des expositions de femmes ?
Je vais vous dire une chose, je croyais, mais je commence à avoir des doutes. Je ne peux pas me plaindre, car j’ai actuellement La femme sans tête qui se montre dans trois endroits dans le monde. C’est formidable, je n’ai rien à dire. Mais en France, je crains le pire. Car le mot féminisme en France ne passe pas. Ils disent dans le propre dossier de presse du Centre Pompidou que ce n’est pas une exposition féministe, mais une exposition des femmes artistes de leur collection. Le féminisme ça ne passe pas. Si je prends toutes les expositions qui ont lieu depuis deux ou trois ans dans le monde, la première, la plus réussie, c’est Wack ! Art and the feminism revolution. Tous les artistes présentées étaient des artistes engagées, c’était très cohérent. La curator a travaillé huit ans pour faire cette exposition.

Ce n’est pas assez engagé à Beaubourg, en fait.
Exactement. Ce que je crains, c’est qu’après ces expositions, on va revenir au point de départ, et nous dire « mais de quoi vous vous plaigniez, on vous a exposées ! »
Le but ce n’est pas d’être dans des ghettos, mais être dans des expositions où il y a des hommes, autant d’homme que de femmes, de femmes que d’hommes. Il y a 17% de femmes dans les collections de Beaubourg. Certes, ils ont fait trois grandes expositions monographiques de femmes, depuis quatre ans, Sophie Calle, Annette Messager et Louise bourgeois. Mais c’était déjà des célébrités. Donc je ne sais pas si cela va changer quelque chose dans l’ensemble. C’est très bien qu’il y aient des expositions de femmes, mais si on doit continuer à ne montrer que les pièces des années 70 dans des expositions de femmes, je ne trouve pas que ce soit une réussite. Il faut que ça ouvre à d’autres possibilités. On va bien voir. C’est trop tôt.
Pour Wack !, je présentais La Roquette, prison de femme, un travail réalisé en 1974 avec Judy Blum et Nicole Croiset, mais c’est moi qui orchestrais. C’est un de mes travaux les plus important. Nous avons rencontré une ancienne détenue de la Roquette, dont il ne restait que les murs. La jeune femme nous a raconté ce qu’il se passait dedans. On a trouvé ça passionnant. Il y a 16 photos et textes qui parlent des premières 24h en prison ; l’ancienne prisonnière raconte qu’on l’a mise nue, qu’on lui a donné une robe et un broc, car il n’y avait pas d’eau courante. On a refait toute l’histoire, en les illustrant par des photos et des dessins de Judy Blum. Ces dessins tentent de reconstituer l’intérieur et le plan de la prison, selon ce que la jeune femme nous racontait. Nous avons aussi réalisé une vidéo et un livre.
Après Wack ! Art and the feminism revolution , il y a de très grands critiques américains qui ont écrit que les femmes artistes, entre 1965 et 80, ont été aussi importantes que les grands mouvements tels que le minimalisme, l’art conceptuel. Ils sont allés jusqu’à dire que c’était le dernier mouvement artistique du XXème siècle. Ils disaient que les femmes ont alors créé un langage, d’ailleurs pillé par les hommes, sans que l’on s’en rende compte, et que c’était un mouvement, pas uniquement féministe, mais aussi artistique. Même si c’est peu être un peu exagéré, ça fait plaisir de lire ça. Mais ce qui est vrai, c’est que l’on était tellement isolées, que l’on faisait ce que l’on voulait. Il n’y avait aucun tabou, aucune restriction ! Le monde de l’art ne voulait pas de nous, les galeries et les musées ne voulaient pas de nous ; nous n’avions rien à perdre. On étudiait et faisait des choses que les hommes n’osaient plus car ils étaient comme restreints dans le milieu de l’art. Les artistes hommes nous ont étudiés comme un laboratoire. Et tous les jeunes d’aujourd’hui, femmes ou hommes, aussi. Je parle de l’art des femmes féministe qui utilisent les nouveaux medias.

Malgré les revendications, peu de plasticiennes femmes bénéficiaient d’une grande visibilité en France dans les années 70. Est-ce que vous pensez que la situation a changée ?
On a tout fait pour que ça change ! C’est grâce aux luttes que l’on a mené, individuelles et collectives, dans des groupes féministes, que les jeunes artistes femmes n’ont plus de problème avec ça. D’ailleurs elles ne veulent pas être taxées de féministes.

Et vous-même, êtes vous plus exposée ?
Aujourd’hui, je suis un peu plus exposée. On ne peut pas se passer de moi, à Beaubourg ils étaient obligés de m’exposer. Mais jamais on va parler dans les articles de mon travail, c’est toujours les mêmes. On ne peut pas faire sans moi, mais c’est dans mon pays d’origine que je suis devenue…

Une star ?
Plus que ça ! Je suis devenue la pionnière de tout. Du féminisme, de l’art vidéo… je suis la première artiste turque à avoir utilisé de la vidéo.

Vous avez créé Femmes en Lutte, en 1975, avec Dorothée Selz et Isabelle Champion-Métadier . En quoi cela consistait-il ?
On se réunissait dans les ateliers des unes et des autres, à peu près deux fois par mois. Il y avait toute forme de discipline ; une était peintre, une autre vidéaste, il y avait des écrivains, des historiennes de l’art, c’était très éclectique. On travaillait sur la problématique de la femme artiste dans le milieu de l’art. On a fait une action devant l’UNESCO, qui avait organisé « l’année de la femme », avec une exposition que l’on trouvait ridicule. Ainsi, on faisait des actions quelques fois, mais pas du tout aussi virulentes que MLF. On était des artistes avant tout.

Vous mettez les moyens d’une artiste en faveur de thèmes engagés ; la condition des immigrés et de la femme. Mais pensez vous que l’art puisse avoir un impact sur le monde ?
Même si je ne le pense pas, je le crois. On a cru pendant des années que c’était possible. Je crois que même si ça ne peut pas changer le monde, si on n’y croit pas, que l’on ne fait pas de l’art avec un engagement, je crois que le monde serait pire. C’est un peu pessimiste, mais on ne va pas changer le monde. On a cru. Chaque artiste à chaque époque a cru, mais on ne peut pas non plus ne pas croire.

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