
The big kiss 2008 Annie Abrahams
Article publié dans Area revue)s( n°19 Féminin pluriel
Née en 1954 à Hilvarenbeek aux Pays Bas, Annie Abrahams est une pionnière du « net art ». Elle habite en France depuis 1987, et a commencé à travailler sur internet en 1996, à l’heure où la connexion passait par le téléphone. Dans son œuvre, l’artiste questionne la volonté de communiquer des individus, ses possibilités et ses limites. Elle a choisi de s’entretenir avec Pascale Gustin, née à Paris en 1965. Elles se sont connues lors d'une rencontre art et nouveaux média à Marseille en 2004. Pascale travaille le langage sous diverses formes, du son à l’image du texte, du flux des mots au souffle.
Comment avez-vous commencé à travailler avec Internet ?
Pascale Gustin: J’ai suivi des études d’art aux Beaux arts de Reims et de Caen, où je me suis rapidement intéressée à l’écriture. Plus tard je me suis confrontée à plusieurs problèmes très concrets : comment l’écriture que je pratiquais, la poésie, pouvait toucher les autres ? Et comment je pouvais leur parler? J’en suis venue à me dire qu’en utilisant l'ordinateur, je trouverai ce moyen de parler. Cet outil est devenu comme une prothèse de communication. Il me semblait également que le texte, son environnement, n’était pas suffisant pour communiquer véritablement ma sensibilité des mots à des gens qui ne sont pas de la même société et de la même langue que moi.
Et vous avez vu la différence ?
PG : C’est un processus qui s’étend sur des années. J'ai commencé par démonter mon premier ordinateur! À lui rajouter des choses. Quand une des mes amis m'a demandé pourquoi je faisais ça... Pourquoi j'y passais autant de temps au lieu d'écrire, je lui ai répondu que c'était ça la poésie, que c'était la même chose. Le point de départ de mon intérêt pour cet outil, internet ou l'ordinateur (je crois que je confondais les deux à ce moment là, conceptuellement), est l’envie de partager. Ceci m’a amenée à m'intéresser rapidement aux logiciels libres (open source) et plus tard à faire des ateliers sur ces logiciels, des workshops avec des étudiants, à donner des cours et à en prendre!
AA : Tu te définis comment ? Poète, ou artiste ?
PG : C’est difficile. Au début de mon travail sur internet aux environs de 98 / 2000, je suis intervenue beaucoup sur les mailing list (7-11 et nettime), où quotidiennement j’envoyais des textes . Une mailing list fonctionne suivant le principe de tous vers tous : par l'intermédiaire d'une seule adresse mail, on envoie son courrier à un serveur qui le redistribue vers tous les inscrits de la liste. J’envoie quelque chose, tout le monde le reçoit, et je reçois tout ce que les autres envoient. J’envoyais des textes très visuels. C'était très rituel, chaque jour je me devais d'envoyer un texte, jusqu'à l'usure dans la forme! C'est à ce moment là que j'ai arrêté.
AA : Ce qui est drôle, c’est que l’on s’est rencontrées juste après. Quand j’ai commencé, ce que je faisais était perçu comme de la poésie visuelle. Cela avait une raison : l’image passait très mal sur internet, on se connectait par le téléphone. On était amenées à travailler quelque chose en format texte, de l’ordre de la poésie visuelle.
Et c’est là que je me suis demandée « Qui suis-je ? Qu’est ce que je suis ? Et comment je suis perçue ? Poète visuelle ? » Pourquoi pas. D’autres fois je suis vidéaste, parfois je suis auteur, dans les galeries je suis artiste contemporain… On est un peu partout. Dès que l’on travaille le numérique, on n’a pas envie d’appartenir à un seul courant classique. On est multiple. On ne se tient pas à un seul rôle.
D’ailleurs, Annie, vous avez une formation scientifique.
AA : Oui. Je raconte l’histoire ?
Oui !
AA : J’ai d’abord obtenu un Doctorat de Biologie, à l'Université d'Utrecht en 1979. Ce qui m’a poussée à faire de la biologie, c’était mon désir de comprendre le monde. Dans la même optique, j’ai intégré l’Ecole des beaux arts d'Arnhem ; j’ai eu mon diplôme en 1986. Je faisais de la peinture abstraite, plutôt expressionniste. Je ne trouvais pas ça beau, et pourtant je faisais presque toujours le même tableau. J’appelais ça des « tableaux du chaos », mais qui, en néerlandais, ne signifie pas le désordre, mais la complexité. C’était donc des « tableaux de complexité ». J’installais ces tableaux dans des pièces de façon à ce qu’ils obstruent les ouvertures. Je faisais des plans, des calculs, c’était compliqué. Un jour, un ami m’a proposé un logiciel pour gérer mes constructions, faire des plans des salles, avec mes tableaux intégrés. Il m’a semblé intéressant alors de montrer les dessins que créait ce logiciel d'ordinateur, ce que j’ai fait dans l’exposition "Possibilités" à l'espace Forum, à Nice, en 1992. Cela marque mes débuts avec l’ordinateur, comme outil pour construire des espaces et faire des dessins. En 1996, une galerie de Nijmegen, qui avait pignon sur rue, m’invite en me demandant d’essayer d’attirer les passants dans la galerie. J’ai créé alors un espace relationnel, en utilisant mes « tableaux de complexité » comme les tables d’un café. Les gens posaient leur tasse dessus. De plus, j’ai utilisé internet pour être présente dans l’exposition, à distance. Je me connectais plusieurs fois par jour, et je discutais avec les visiteurs. Voilà exactement comment j’ai commencé.
Peut-on parler d’une spécificité féminine dans votre travail ou votre relation à l’autre via le web ?
PG : Ce qui m’a poussé à m'intéresser énormément au net-art, c’est de voir les travaux des femmes sur internet. Il me semble que c’est la seule création dans laquelle les femmes sont présentes dès le début, à l'origine même. Cette part féminine avait vraiment élaboré une sphère, une pensée artistique très spécifique, qui n’existait pas avant, et qui avait vraiment une singularité, une identité. Cela a eu beaucoup d’influence sur moi en tant qu'artiste. C'est à dire que les femmes ont pu véritablement se positionner comme puissance créatrice, ce qui, d'ordinaire, historiquement, n'était que très peu accepté par les hommes, car la puissance semble depuis toujours leur appartenir. A ce moment là, en tant que femme, on pouvait être d’emblée dans cette part créatrice : la puissance, la force. Attention, quand je dis puissance et force, je ne parle pas nécessairement de violence! C'était indubitable car il n'y a pas une identité masculine ou féminine de l'écran! Mais, historiquement, il y a toujours eu très peu de femmes musiciennes, très peu de femmes peintres, très peu de femmes sculpteurs parce que je crois que les hommes ne pouvaient pas admettre leur puissance créatrice. Là, sur le web, c’était d’emblée, de fait, une puissance créatrice féminine.
AA : Je pense à autre chose. Beaucoup d’artistes ont commencés à travailler sur internet car de cette manière ils n’avaient plus besoin d’intermédiaires. On n’a pas besoin de passer par une galerie ou un centre d’art, et l’on peut trouver son public. C’est une communication directe d’une personne à une autre personne. Une communication devant son propre ordinateur, dans sa propre intimité, et qui n’est donc pas influencée par un cadre ou une médiation. Beaucoup d’art sur internet était très axé sur l’intimité, et c’est peut être pour cela que l’on y trouve tellement de femmes. Parce que l’intime est quand même le domaine spécifique de la femme. C’est peut être une raison.
On dit intime, mais Internet c’est aussi une façon de s’exposer. Et c’est le contraire de l’intime.
AA : Les choses ont changé. Je parlais souvent de l’espace public de solitude. Car on peut dire que l’on est en contact avec l’autre, mais seulement avec l’image que l’on se fait de l’autre, dans sa tête. L’autre n’est pas là. C’est un univers d’auto-méditation autour de l’autre, à l’intérieur de soi même, une méditation de l'autre en soi. Tu rencontres ce que tu imagines de l’autre. Aujourd’hui, dans le web 2.0 , ce n’est plus de l’auto-méditation, c’est plutôt une auto-médiation, une médiation de soi vers l'autre que l’on est en train de faire.
PG : En ce qui me concerne, actuellement, je me sers du site internet comme d’un outil pour médiatiser mon travail, comme on ferait un book mais qui rassemble aussi bien les notes de travail, les essais que les projets finis. Je suis en train de faire tout un travail autour du souffle déformé et fracturé par la machine, du souffle comme pré-langage. Du langage plus élaboré qu’est l’écriture, le texte. Je préfère actuellement la forme de la performance. Ma poésie est visuelle, sonore, a lieu en temps réel. Enfin, je travaille cet aspect plus graphique de la poésie qu’est la typographie. Internet est un outil, je n’ai pas l’esprit assez médiateur pour en faire une matière.
AA : Je ne connais aucune femme qui travaille comme Pascale à l’intérieur du code, à l’intérieur de la machine. Tu cohabites avec la machine, comme avec une tierce personne avec qui tu ferais des choses. Est-ce que tu n’aurais pas envie de t’hybrider avec la machine ?
PG : La question que je me pose, c’est « qu’est ce que c’est que d'être humain, la durée, la conscience dans le ou du temps ? » Je me pose cette question par rapport aux techniques et technologies que j’utilise car elles sont notre conscience du monde, et donc du temps, de la durée, de l'espace, du mouvement.
AA : S’il y a quelque chose de très spécifique à internet, c’est qu’internet a amené une réflexion sur l’esthétique du comportement. Suzanne Langer (Feeling and Form, 1977) propose que l'objet de la contemplation esthétique d’un tableau se situe dans la troisième dimension ; l'objet de la contemplation d’une sculpture, dans le mouvement. Dans la suite de ces idées, le comportement serait l’objet de la contemplation esthétique des oeuvres sur internet. Le simple fait de cliquer ou ne pas cliquer, comme remplir un formulaire est un comportement, une action. Faire des oeuvres qui invitent à ces actions peut être perçu comme faire des performances dans l'espace public de solitude. On pose quelque chose et on attend les réactions : mails, textes, images, statistiques de visite, etc.
J’ai un travail intitulé The big kiss . C’est une installation, faite en octobre 2008 à New York, qui permet de s’embrasser par machine interposée. Demain je pars à Ljubljana pour la réaliser avec deux autres personnes : l'une sera à Ljubljana, l'autre à Vienne. Elles utiliseront chacune une webcam, elles se mettront de profil, et elles dessineront avec la langue l’acte de s’embrasser. Les deux images seront retransmises (dans une galerie qui a pignon sur rue) en direct, collées l’une à l’autre, ce qui donne l’impression que les deux personnes sont face à face et s’embrassent. Les images qui se collent donnent une frontière qui sépare, mais au travers de laquelle on peut se toucher. Ainsi je construis un espace de co-création.
Les personnes ne s’embrassent pas réellement, elles dessinent avec leur langue. Dessiner, c’est utiliser tout son « motorique corporel» pour actualiser tout se que l’on connaît sur l’objet du dessin. On contrôle continuellement inconsciemment ce que l’on voit et ce que l’on fait. C’est un acte très corporel. La machine permet d’être ensemble à distance d'une façon très nouvelle, autre. Nous sommes en train de développer des nouvelles attitudes comportementales, un nouveau langage de co-construction.
Il existe toute une réflexion utopique sur les possibilités collaboratives d'internet qui pourraient changer notre monde. Dans mes performances autour de la co-construction je veux accentuer le fait qu’il faudra toujours prendre en compte nos limites, c’est à dire le fait que nous restons des êtres humains, avec des hormones, des souhaits, des émotions, des désirs.
Je reviens à la biologie pour expliquer autre chose de ce que m’apporte ce travail sur le net. Pendant mes études en biologie, j’ai du observer pendant trois jours une colonie de singes dans un zoo, et étudier leur comportement. Cela a changé mon regard sur la société humaine. L’univers d’internet, je l’aborde de la même façon. Je regarde ce qui ce passe et j’en tire des notions sur le comportement humain. Je viens d'entamer un travail sur la folie où je demande aux gens de participer en envoyant des réponses à « qu’est ce que la folie ? ». Je réalise ainsi une collection, qui donne un texte. Chacun participe à la création d’un langage de la multitude. J'ai fait des projets équivalents sur internet concernant la peur , la violence et d'autres thèmes, mais aussi dans des workshops aux Beaux Arts , au CNES et ailleurs. Ces textes, n’étant pas grammaticalement correct, apparaissent souvent comme incompréhensibles au premier abord. Puis, dans une performance, quand par exemple je les lis à haute voix, on en saisit toute la valeur. Il ne faut pas juger ces textes avec les notions que l’on connaît.
Le corps est très présent dans vos travaux, à travers la lecture, la performance, ou comme sujet. Quel est votre rapport au corps?
PG : L’écriture pour moi a longtemps été une sorte de rituel, quelque chose de très physique que je pratiquais en marchant par exemple, comme une discipline . Notre existence est scindée de rituels, de l’enfance à l’âge adulte, ou même dans une journée. Dans éêËhu jaune , il y a deux ordinateurs. Le premier pour le son, le second projette un écran jaune sur un mur avec des caractères typographiques en mouvement, sur l'autre mur, en angle, une vidéo également travaillée graphiquement avec des caractères qui se superposent à l'image. Je me déplace avec un micro, et l’impact de l’air sur le micro génère un flot sonore qui fait se mouvoir les différentes formes d'écritures : vidéo et visuelle. Ainsi, le corps véhicule le flux sur l’écran, et les lettres finissent par le recouvrir entièrement. J’investis l’espace par le mouvement comme le ferait un calligraphe.
Et vous Annie, vous avez eu une maladie caractéristique des personnes travaillant beaucoup sur l’ordinateur, soit des troubles musclo-squelettiques.
AA : Les femmes qui travaillent sur le net sont presque toutes des femmes de tête, avec des notions de sciences beta. Jusqu’en 2000 on ne pouvait pas travailler sur le net si on ne comprenait pas le langage html et si on ne savait pas bidouiller le code. C’était des femmes dont la relation au corps n’est pas très présente. J'en faisais partie. Lorsque nous travaillons, nous avons plein d’émotions. Dans la vie normale, le corps a une réaction physique en accord avec l’émotion : j’ai peur, je recule. Au contraire, sur internet, si j’ai peur, il me suffit de cliquer sur une touche du clavier. Devant l'ordinateur mon corps réagit à chaque émotion avec le même geste. Mon cerveau et mon corps entrent alors en déséquilibre. Le corps va se plaindre car il n’a plus lieu d’exister. J’ai dû m’arrêter de travailler un an, changer mon rapport au corps, lui redonner sa place. Les expérimentations en co-construction poursuivent en quelque sorte un questionnement qui date de cet époque « qu’est ce que le corps face à la machine, comment lui redonner présence dans cet univers de machine, comment le faire exister ? »
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