jeudi 5 novembre 2009

Combat singulier

Article paru dans Area Revue)s( n° 19 Féminin pluriel


Nous menons un combat singulier : celui d’affirmer le fait que nous n’y comprenons rien.
Agnès de Cayeux

Présentes dès les prémisses d’Internet, les femmes ont (enfin !) pu faire partie de la construction d’un nouvel espace de création. C’est ainsi que, à l’encontre des idées reçues, l’art du web se conjugue largement au féminin.
Lieu d’expérimentation d’une nouvelle perception de soi, seul devant l’écran, Internet est principalement un espace de rencontre d’un côté à l’autre de la connexion, de compréhension de soi connecté au monde. « Espace public de solitude » nous dira Annie Abraham, le web permet aussi de garder l’anonymat, d’opter pour une autre identité, de vivre selon d’autres formalités. Les artistes du web ne s’exposent pas, fuient les discours auto-suffisants, parfois impudiques ou gênants. Lorsque j’ai contacté Agnès de Cayeux pour l’interroger sur son travail, et sur la question du féminin, elle a préféré me parler d’une autre femme, « rester silencieuse et activer des désirs, on dira ceci comme cela ». A l’heure du Web 0.2, où il n’est plus la peine de maîtriser le http pour savoir s’y déplacer, il nous est venu l’envie de proposer à une artiste internaute d’interroger une femme plus jeune, de son choix. « C'est de ceci dont les femmes du web ont besoin. Affirmer l'artiste de demain, la femme de demain, cette identité à repenser pour l'autre, notre regardeur... »

Lieu rêvé, outil idéal pour une création autonome, Internet permet aux artistes de s’émanciper des réseaux habituels de l’art, pour s’inscrire ainsi dans une économie du don. Loin des galeries et des institutions, les artistes s’adressent directement à ce qui n’est plus un spectateur (« personne qui regarde ce qui se passe sans y être mêlé » ), mais un véritable usager. Le consumérisme visuel n’est en effet plus le mode d’appréhension de ces œuvres ; les artistes reçoivent autant qu’ils donnent. Ils questionnent de la sorte les dérives d’une société où les rapports à l’art sont anesthésiés dans des cadres normés, et où l’art, de toute façon, ne touche plus grand monde.
Art de l’interrogation donc, qui parfois prend des allures prophétiques face au nouvel espace public qu’est Internet : Albertine Meunier met en ligne l’historique de ses recherches sur Google, afin de se les réapproprier (saviez-vous que Google archive soigneusement toutes vos recherches ?), créant une sorte de cadavre exquis d’un nouveau genre, Caroline Delieutraz publie des informations sur une maladie inventée de toute pièce, la Spasmidea, (savez-vous toujours, qui du vrai, qui du faux…?), Agnès de Cayeux achète une passe sur Seconde life. Nous voilà frappés face à l’exploration de ce second territoire, face à cette vie qui s’y déploie (clone de la réalité ou parfaite exploration, mimesis formelle ou lieu de production la plus débridée ? )…
Ces pratiques n’offrent surtout pas une vision unilatérale sur un ordre donné. Ni distinctement pour ou contre, leur engagement est autant sérieux qu’ironique, utopique que désillusionné. Pour reprendre l’idée de Gilles Deleuze dans Pourparlers : « Les choses et les pensées poussent ou grandissent par le milieu, et c’est là qu’il faut s’installer, c’est toujours là que ça se plie. » Il explicite ici en quoi sa pensée ne « fait pas le point » mais s’installe au milieu, au croisement, pensant les choses « comme un ensemble de lignes à démêler » . De la même manière, les artistes www expérimentent des alternatives, s’insèrent dans les flux, s’installent aux intersections, glissent leur geste dans ce nouvel espace social qu’est Internet, témoignant ainsi d’un réel engagement politique, mais « au milieu ».« dsl mais je me suis retirée de la programmation de la Force de l'Art pour cause de mépris permanent du gouvernement, je m'@ngage avec les femmes et internautes sur notre www, je refuse les droits d'auteur et les 4X4 et sincèrement la vie est lol cool. » Cependant, aujourd’hui où la loi Hadopi vient juste d’être adoptée dans un silence presque méprisant, où l’espace de libertés que pouvait représenter internet se voit flétri par les méfaits de lois réactionnaires, une lutte s’engage, et les artistes web revendiquent leur droit au copier/transformer/réutiliser comme un véritable geste artistique. Comme si Braque avait dû payer les droits de la tapisserie utilisée dans ses tableaux aux papiers collés !

Ce dossier propose un regard croisé entre six artistes femmes, qui explorent cette source intarissable du www, tamisent les flux, expérimentent le lien distendu mais si joliment tissé. Outil pour diffuser, récolter ou échanger, le réseau peut être aussi une véritable matière à malaxer, à modeler, un maillage que l’on peut broder, détricoter, un tissu sur lequel Albertine dit presque pouvoir marcher. Ainsi, chacune à leur manière, les artistes web explorent cet espace incommensurable, posent un signe et nous percutent, de manière à rayonner.

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