vendredi 17 septembre 2010

Compte rendu de la conférence performance « La retransmission de l’action furtive »

4 juillet 2010, Ecole Publique de Bétonsalon, dans le cadre du Festival Imaginez Maintenant, Centre Pompidou Metz
Sophie Chérot, Laurent Isnard, Nicolas Vargelis



Alors que j’avais fait la proposition d’un cours dans le cadre de l’Ecole Publique à Bétonsalon sur l’action furtive, cette même école fut invitée à réaliser un cours lors du festival Imaginez Maintenant au Centre Pompidou-Metz. Il m’est alors explicitement demandé par l’institution de réaliser une conférence « ludique et grand public », animée de performances ou reenactments.
« Rejouer » au sein d’une conférence, face à un public, un acte furtif, n’équivaut-il pas à le dénaturer ? En commander un, de même. N’est-il pas impossible, voire inconcevable, de le faire sans tomber dans le pantomime ou l’animation ? La demande de Beaubourg Metz de faire de l’artiste un « animateur » de conférence semble refléter ce que Debord dénonçait déjà, à savoir une spectacularisation généralisée, une société du divertissement. Le spectacle masque la vie de tous les jours en la représentant, créant ainsi une séparation entre la vie et le spectacle lui-même. Au contraire, les actions furtives ne représentent pas, mais prennent la ville comme champ des opérations, viennent la réinvestir en offrant de nouveaux usages, gratuits et éphémères, à la surprise d’un public non prévenu. Sortir du musée, ne pas s’appuyer sur la signature, jouer de sa nature ambiguë, opérer de manière furtive, permet d’échapper ainsi à ce qui constitue, selon Stephen Wright, « l’une des accusations les plus débilitantes dont l’art se trouve la cible : que ce n’est pas pour de vrai, ou, plus franchement, que ce n’est que de l’art.[1]En ne revendiquant pas un statut artistique, les actions furtives peuvent encore avoir un impact virulent sur le monde, à l’heure où « finalement ce n’est que de l’art ». Ces actions réclament de ne pas être présentées comme œuvres pour que le témoin qui les rencontre soit d’autant plus vivement exposé à l’étrangeté de leur irruption.

La réponse de Laurent Isnard et Nicolas Vargelis, deux étudiants de l’Ecole Nationale Supérieure d’Art Paris-Cergy, invités à répondre au paradoxe en ma compagnie, fut d’interroger les conditions de réception de l’action furtive. Ils choisirent alors d’installer quatre cameras vidéos à l'extérieur de l’espace de conférence. L'image filmée en directe est retransmise derrière nous, sur deux écrans LCD. Il suffit de « switcher » pour passer d'une image à l'autre. Les étudiants improvisent alors un discours, faisant croire que les personnes qui apparaissaient sur l’écran sont des acteurs à qui l'on a demandé de faire des « actions furtives ». Ce qui était faux. J’insère pour ma part un discours théorique à l'intérieur de leur intervention : qu'est ce qu'une action furtive, qu'est ce que cela implique vis-à-vis du spectateur, comment retransmettre des actes clandestins, quelle est la part de vérité et de fiction.



Ce qui est pointé ici, outre la réception de ces actions et leur diffusion, est la possibilité d’offrir une perception œuvrée à ce qui, a priori, n’est pas œuvre. Par la parole, les artistes « performent » des actes invisibles artistiquement (et même, non artistiques). La parole, comme chez Austin (Quand dire, c’est faire) fait acte, performe l’acte [2]. Nous soulevons également la liberté, que nous avons tous, d’offrir une « perception œuvrée » à des faits insignifiants, de considérer des actes incongrus comme artistiques si nous le souhaitons. Comme l’affirme Jean-Claude Moineau, « “l’art hors de l’art” se trouvant privé de l’étiquette le proclamant “art”, il est alors indécidable le fait même de savoir s’il y a ou non intention d’art, voire […] intention tout court. Au “récepteur” de juger, de “décider” malgré tout pour son propre compte s’il y a là ou non art, conformément à sa propre idée de l’art, en toute liberté, sans être contraint par une quelconque étiquette, en l’absence de tout préjugé et de tout pré-jugement, comme s’il n’y avait pas intention d’art »[3] C’est l’interprétation comme œuvre d’art qui permettrait à ces actes de passer du statut d’action banale à celui d’artistique. La thèse de Danto, dans La transfiguration du banal, offre une solution au problème de reconnaissance artistique d’objets qui a priori ne présentent aucune qualité intrinsèque pour mériter ce label. Selon lui, l’objet n’est reconnu en tant qu’œuvre que dans un contexte historique et social déterminé, et seulement s’il est soumis à une interprétation théorique et philosophique susceptible de justifier l’intérêt qu’on lui porte. Pour le philosophe, l’« interprétation appartient de manière analytique au concept d’œuvre d’art»[4], et, par conséquent, c'est l'interprétation qui fait en sorte que l’on passe du « domaine des simples objets à celui de la signification »[4]. Danto attribue ainsi au critère d’« interprétabilité » une propriété de différenciation, et à l’interprétation, une fonction constituante (qui la distingue de l’interprétation explicative, celle-ci n’étant possible qu’une fois l’objet constitué en œuvre). L'interprétation artistique serait donc d'abord constituante, et l’objet ne serait pas une œuvre d'art avant cet acte. C’est ainsi que l’interprétation opère une « transfiguration du banal » : «L’interprétation est une procédure de transformation : elle ressemble à un baptême, non pas en tant qu’il confère un nom, mais en tant qu’il confère une nouvelle identité qui fait accéder le baptisé à la communauté des élus » Même si Arthur Danto cherche à résoudre ici le problème du ready-made, et plus particulièrement la façon dont un objet banal peut être perçu comme œuvre d’art, nous pouvons appliquer cette théorie aux actions, qui peuvent être perçues comme œuvre d’art. En effet, l’action furtive, premièrement vue comme un acte banal, du moins non artistique, sera « transfigurée » en œuvre a posteriori, grâce à l’interprétation qui lui sera donnée. C’est sur cette notion que la conférence joue.

Sophie Chérot, artiste fraichement diplômée de l’Ecole Supérieure d’Art de Grenoble, termine la conférence en lisant un texte décrivant l’espace ainsi qu’une action, qu’elle n’a pu réaliser telle qu’elle l’avait souhaitée, jouant sur un mode déceptif et maladroit de la crédulité de l’auditoire. L’image diffusée sur les écrans à cet instant là n’était autre que celle des spectateurs faisant face à eux même, qui, nous l’espérons, s’interrogent alors sur le statut des images précédentes.



[ Il est drôle d'ailleurs de constater que les modes de publication d'une réalité sont la plupart du temps vecteur de fiction. Ainsi le document envoyé par le Centre Pompidou-Metz pour que nous nous représentions le lieu :


Et la réalité:

Ce qui brille est "une architecture pérenne en voile semi translucide" où a lieu la conférence.

Et pour en rajouter un peu, tournez la tête et...


fermez la parenthèse ]



[1]WRIGHT, « L’avenir du ready-made réciproque : valeur d’usage et pratiques para-artistiques », Parachute, n°117, 2004,», p. 118-138.

[2]
Austin explique : « Quand, lors d'un mariage, le maire dit aux deux fiancés « je vous déclare mari et femme », il ne se borne pas à constater cette union : il la réalise par le fait même de prononcer cette phrase. Il existe ainsi dans le langage des propositions qui, tels que « vous pouvez disposer », « je déclare la cérémonie ouverte », n'ont pas pour but de transmettre une information (« je suis ici ») ou de décrire la réalité (« la table est verte »), comme le font les énoncés «constatifs», mais de faire quelque chose.

[3] MOINEAU Jean-Claude, L’art dans l’indifférence de l’art, Paris : PPT/ Éditions, 2001, p. 100.

[4] DANTO Arthur Coleman, La Transfiguration du banal, Paris : Édition du Seuil, coll. « Poétique », 1989, p. 202-203.

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