jeudi 11 novembre 2010

Croit-on ce que l’on voit, ou voit-on ce que l’on croit ?

Texte publié dans l'ouvrage Horacio Cassinelli, Ravisseur d'images, area Editions

S’appuyant sur l’essai La perspective curviligne d’André Barre et Albert Flocon qui démontre qu’aucune forme régulière, mis à part le cercle, ne peut réellement être vue telle quelle et que l’éducation et l’habitude amènent le cerveau à rectifier les distorsions de la perception, le philosophe Jean-François Lyotard soutient qu’apprendre à voir est désapprendre à reconnaître[1]».


Opel Corsa, 2000

Jouant sur notre connaissance inconsciente d’icones de nos temps post modernes, images dressées à notre insu dans nos mémoires telle une banque de données collectivement partagée, Horacio Cassinelli démontre que l’éducation et l’habitude amènent le cerveau à rectifier les distorsions, non plus de la perception, mais celles que l’artiste fait subir aux images trop connues. « Apprendre à voir » les mécanismes qui opèrent dans l’œuvre serait alors véritablement «désapprendre à reconnaitre ».

Les ambassadeurs d’Holbein le Jeune est un tableau célèbre, notamment par son étrange objet au premier plan – resté d’ailleurs longtemps mystérieux et souvent nommé « os de seiche » – soit l’anamorphose d'un crâne humain, qui se redresse lorsque l’on se place tout près, en regardant vers la gauche. Magnifique vanité posée aux pieds des ambassadeurs, elle est un rappel sordide du statut de mortels des deux empesés dans leurs costumes d’apparat, dont la richesse, tant intellectuelle que pécuniaire, tendrait à leur faire oublier leur condition humaine.


Contranamorphose, 1998

Horacio Cassinelli interprète à sa façon le chef-d’œuvre de la Renaissance. Sur une toile aux angles à 45°, les deux protagonistes, Jean de Dinteville et Georges de Selve, sont étrangement allongés, distordus, de biais. Le tableau nécessite, pour être vu « correctement », que le spectateur se déplace afin de trouver le point focal, la vue rasante qui rétablira les hommes à leurs proportions, selon le même procédé utilisé par Holbein pour dépeindre le crâne. Comme dans un jeu de dupes, où chacun pense tromper l’autre, le spectateur reconnait immédiatement le tableau référent, et pense pouvoir s’en tenir là et détacher son regard. Or ce n’est qu’en prenant le temps, que l’observateur attentif atteindra le niveau de compréhension de l’œuvre. «Apprendre à voir» ici, c’est, dans un premier temps, reconnaître (Les ambassadeurs d’Holbein), pour mieux «désapprendre» par la suite et déceler les différences, les transformations que l’original a subies. En effet, dans le tableau d’Horacio, l’objet qui faisait peser une lourde solennité sur la scène et nous rappelait combien sont insignifiants les luxes et les aspirations de l'existence, a tout bonnement disparu. Ne reste que deux ambassadeurs déformés, débarrassés du « reflet de notre propre néant»[2], presque légers et insouciants (Contranamorphose, 1998).

« L’œuvre se cache un peu, comme les phasmes, mais en prenant son temps, nous voyons que les choses bougent, que les choses sont plus secrètes.
[3]»


A quatorze ans, Horacio Cassinelli, d’origine argentine, assiste au Chili à un tremblement de terre. Des vagues se forment dans la piscine de l’hôtel. Au lieu d’imaginer que le monde, stable, vacille, l’artiste pense faire un malaise. Cette anecdote résonne indéfiniment à travers ses œuvres. Une danse macabre ? Ce sont des mannequins de bois articulés – utilisés dans les cours de dessins pour étudier les attitudes du corps humain – disposées sur fond noir, sur lesquelles l’artiste a peint un squelette, comme un motif au pochoir (Calaquitas, 2002). La lune engluée comme de la boue sous les semelles ? Une peinture en trompe l’œil sous une paire de chaussures (Chaussures, 2003). Un cake dans lequel se déplacent de petits personnages dans la neige? Un collage où Brueghel est relégué au rôle de garniture (Carnet de collages, 1995-2005). De l’Opel Corsa recouverte du motif d’un vase hellénistique – fissures comprises – (Opel Corsa, 2000), aux papillons découpés dans des reproductions de peintures incontournables de l’histoire de l’art (Mariposas, 2000), son œuvre ne cesse de nous demander : Croit-on ce que l’on voit, ou voit-on ce que l’on croit ?

Mariposas, 2000

Perdu entre l’objet initial, la représentation d’une image, le motif peint, le couvrement des uns sur les autres, le spectateur se doit d’apporter une attention bien spécifique aux travaux de l’artiste, qui nécessitent un rassemblement de la pensée afin d’assimiler les agencements absurdes d’éléments hétéroclites, et, surtout, d’en prendre la mesure. Une mesure qui réclame du temps.

Prenez une règle, un stylo, et reliez les points, du numéro 1 au numéro 2039, afin de faire apparaître le dessin, selon la règle enfantine que nous suivions consciencieusement dans nos cahiers de jeux. Il faut un temps fou pour terminer celui imaginé pour Horacio, et rien a priori ne se distingue : des lignes qui font des allers-retours et noircissent des zones – l’artiste se jouerait-il de nous ? Ce n’est finalement qu’en s’éloignant, en oubliant les profils de sorcières que nous avions vainement cru déceler, que nous discernons une silhouette blanche, se détachant au milieu des trais rageurs. Apparait alors une femme, dont la courbe du déhanché ne retient qu’à peine le tissu qui glisse de ses hanches : la Venus de Milo (Unolospuntos, 2005). Pourquoi ne l’avions-nous pas vue auparavant ? « Apprendre à voir » consisterait plutôt à laisser surgir notre imagination, pour nous découvrir presque déçus quand nous reconnaissons finalement la sculpture grecque qui, dès lors, efface toutes nos projections.

Unolospuntos, 2005

Cherchant à savoir quand une œuvre est terminée, l’artiste décide de s’attaquer à des travaux lui préexistant – encore. Mais violemment, en s’attaquant à l’objet : il s’applique alors à sculpter des téléphones portables en trois dimensions à l’intérieur de statuettes africaines (To be continued, 2004). La tache n’est pas aisée, le bois friable. Mais la question persiste : ces statuettes, normalement dotées de pouvoirs, utilisées et réutilisées tant qu’ils sont effectifs, jetées quand endommagées, jouissent-elles toujours de ces qualités ainsi atrophiées – ou augmentées, c’est selon – d’un téléphone portable ? Je me rends compte de l’incongruité de la question en la posant.

Ralliant à sa cause toutes les techniques surréalistes (collage, cadavre exquis, photographie, peinture, détournement), l’artiste ne semble néanmoins pas rechercher la beauté étrange surgie d’un quotidien sublimé. Il ne crée pas d’images, mais pioche allégrement en un vaste mouvement pop dans celles que nous ingurgitons quotidiennement, puis les malaxe, les sculpte, les tord, les déforme, s’installe dans le très léger décalage entre l’objet et son reflet, dispose des pièges en chemin,et change notre regard sur la chose que nous ne regardions plus.

Collier, 2010

Sous un globe bombé, dans un cadre Napoléon III, un collier de perles blanches est suspendu sur un fond noir de velours. Nous distinguons une anomalie légère, un reflet bleu vert et nous approchons : une ribambelle de scarabées se dévoile, farandole d’insectes portant sur leur dos les précieuses perles peintes. Dans un mouvement inverse que celui que notre curiosité nous avait amené à réaliser, nous nous éloignons, agités, nous demandant avec inquiétude si, finalement, ce n’est pas une percée vers une région de notre inconscient qu’Horacio Cassinelli tenterait de creuser.


Si Lyotard nous exhorte à laisser la place « au lieu figural par excellence, au champ de la vision que l’attention focalisée refoule et qui comporte autour de la petite zone de vision distincte (zone fovéale) une vaste frange périphérique à espace courbe
» Cassinelli, dans son travail, ne nous incite pas exactement à faire le chemin inverse, de la zone fovéale à la périphérie courbe, mais bien plutôt à aller et venir entre ces deux zones de perception. L’une où l’acuité visuelle est maximale et notre compréhension de l’image optimale, l’autre, refoulée, qui limite autant que possible les effets du regard intentionnel pour capter les éléments d’une vision involontaire. Se peut-il alors qu’Horacio nous invite à douter de ce que nous reconnaissons, pour nous inciter à découvrir par nous-mêmes l’espace courbe de l’image rétinienne ?





[1] Jean-François Lyotard, Discours, figure, Paris : Klincksieck, 1985. Lyotard mentionne en note un long extrait d’A. Barre et A. Flocon, La perspective curviligne, Paris : Flammarion, 1968.

[2] Jacques Lacan, Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris : Seuil.

[3]Horacio Cassinelli lors d’un entretien, octobre 2010.

[4] Jean-François Lyotard, op. cit.

1 commentaire:

  1. En tant que dessinateur j'aurais plutôt tendance à dire qu’apprendre à reconnaitre est désapprendre à voir.
    Et que l'espace courbe de l'image rétinienne est en rapport avec le monde visuel au même titre que la forme de la main avec le monde tactile.
    C'est à dire une étape dans la chaine perceptive dont la forme à sa raison d'être, mais il est simpliste de prétendre à une similitude formelle avec la courbure de l'espace comme il serait simpliste de projeter le monde à l'image d'un neurone.

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