lundi 15 novembre 2010

"L'arbre est contenu virtuellement dans la graine"

Pierre Gaignard m'a écrit en octobre car il avait lu le blog de la Session 19 de l'École du Magasin, et nos recherches sur les "tactiques de fiction". De là est née une discussion épistolaire sur nos intérêts communs et son travail en particulier. Ici un condensé, que l'on peut retrouver dans son porte folio.


jepreparelaprochaine.blend (pour une galerie), 2009 animation 3D full HD, 1920x1080 px, 1min36sec.

Quand j'expose mon travail, je montre la projection de l'idée dans des animations 3D ou dans des maquettes. Ce sont des artefacts a priori. Le moment où je réalise cette idée n’est qu’un prétexte.

Ce qui veut dire qu’il y a d’une part l’image 3D comme projection de ton idée, et d’autre part sa réalisation matérielle, « réelle ». Or ce réel n’est qu’un prétexte. Pourquoi alors réaliser ton idée?

C'est très simple, si je ne tente pas de la réaliser, je ne prends la mesure de l'écart qui existe entre la chose que j'ai pensée et celle que j'ai réalisée. En effet, je rencontre à chaque fois beaucoup de difficultés (la gravité n'existe pas dans les logiciels 3D) et je ne garde jamais les objets réalisés. Ces "problèmes" construisent un récit de ces projets. Ils sont intégrés aux histoires que je raconte, ce sont presque les sujets du travail.

depuisquej’aidécoupéunevoitureen3,onm’enaproposé6, 2010, impression numérique, papier epson lustré.145x109cm.
La probabilité non plus. Cycle d’expositions «La rigueur n’est pas une valeur sûre». galerie NSPP, St-Étienne (42).


Comment envisages-tu cette part de narration ?

Je pense que ça trouve sa place dans l'artefact. C'est un temps très particulier. Un temps qui prend du temps. A contrario de la photo, de la vidéo, l'enregistrement est long et la diffusion est approximative (et partielle, mais comme les autres médiums tu me diras). Il ne restera qu'une chose, débarrassée de tout superflu, une histoire fluide. La narration pourrait être efficace pour rendre compte du projet, parce qu’elle en vient directement à l’essentiel.

N'est-ce pas une forme d'échec qui t'intéresse? L'écart permanent entre ce que l'on souhaite et ce qui advient, l’imaginaire et le réel, l'impossible et le possible...

Je crois aussi que l'échec est une donnée à ne pas mettre de côté mais ce n'est pas un but. Panamarenko a toujours "bien" échoué parce qu'il croyait qu'un jour ses machines voleraient. Ce ne serait pas pareil s’il maitrisait l'échec… L'échec n'est plus la fin du projet pour moi, c'en est une étape. La poésie d'un travail (et c'est ce que je recherche moi) se trouve peut-être dans les solutions trouvées pour faire tenir le travail, de sa pensée à son existence.
J'ai toujours été fasciné par les expositions rétrospectives et ce que j'y préfère, ce sont les carnets de croquis. L'écart qui existe entre une pièce pensée et sa réalisation. Penses-tu que ces "objets" préparatoires, a priori, peuvent être des artefacts au même titre que des documents témoignant d'un événement ?

Tout à fait. Un document est censé avoir une valeur de preuve. Or il me semble qu'ils sont bien souvent faillibles. On les considère souvent comme des preuves, mais il faut souligner la part de fiction qu'ils peuvent véhiculer ! La photographie Le Saut dans le Vide (publiée dans Dimanche, le Journal d’un jour, 1960) semble offrir un exemple paradigmatique. L’image fait figurer ce qui pourrait s’assimiler à une action furtive : un homme saute d’une fenêtre, sans convoquer de spectateur, le geste valant pour lui-même. Mais nous savons tous qu’il s’agit en vérité d’un photomontage. Pourtant, la partie truquée n’est pas le saut. En effet, lors de son action, Klein était attendu au sol par une bâche tendue, tenue par douze judokas. C’est cette seule « précaution » qui a été effacée de la photographie finale en lui substituant une image de la rue avant le saut. Klein a donc réellement sauté, expérimentant et s’imprégnant des qualités immatérielles du vide. Mais il ne s’est pas écrasé sur le trottoir, comme pourrait le faire croire le montage. Il s’agit là d’une représentation sans dénotation, qui cependant performe un acte, lui donne une existence artistique, l'implémente, mais tel qu’il n’a pas eu lieu.

Me vient à l'esprit une belle image de Lévy "L'arbre est contenu virtuellement dans la graine". La chose en puissance est un autre temps, elle appelle une réalisation future mais elle se définit au présent comme quelque chose de latent qui ne se produira pas.

Dans tes images, il se passe quelque chose de similaire. L’image 3D renvoie à une possible réalité, elle la « performe ». Le spectateur imagine l’arbre, fait le lien avec sa transcription dans le réel. Mais est ce que ça aura vraiment lieu comme cela?

Non, bien sûr ! C'est presque une équation. L'arbre de Lévy poussera certainement, mais sa croissance sera altérée par nombre de facteurs. La lumière, la qualité des sols en sont les premiers. La construction d'une barre d'immeuble ou celle d'un meuble en modifiera la forme.

Est-ce que ton travail ne se situe pas exactement entre l’idée et sa réalisation ?

Je crois, oui.

Finalement, ce sont diverses méthodes / artefacts pour traduire une même idée. Mais pourquoi cette idée ? Par exemple, pourquoi décides-tu de découper une voiture ? Je me demande si finalement tu ne choisis pas des choses particulièrement contraignantes qui te permettraient d’avoir un écart singulièrement important d’avec sa réalisation, même si tu ne souhaites pas «maitriser l’échec ».

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