Pascal Rigeade est le Directeur de la Création Franche. Je suis allée l'interviewer pour le numéro d'Area revu)e( sur la folie.
Musée de La Création Franche (c) Ville de Bègles
Comment est né le musée de la Création Franche ?
Lorsque Noel Noël Mamère devient maire de Bègles en 1989, il est, en France, le premier élu Vert d’une ville de plus de trente mille habitants. Il prend la suite d’une majorité communiste, restée aux commandes pendant trente ans environ. Gérard Sendrey, alors jeune retraité, avait été le Secrétaire Général de la Ville. Connaissant tous les rouages de l’administration municipale, il était en mesure d’apporter un concours précieux au tout nouveau maire aux prises avec une administration verrouillée. Amateur d’art populaire, Noel Mamère, lorsqu’il était journaliste, avait pour habitude de chiner et ramener des objets de ses reportages à l’étranger. Quant à Gérard Sendrey, lui même créateur, il avait une vive curiosité pour l’art brut auquel il avait fait une place dans son atelier, à côté de ses propres œuvres. De leur rencontre et de ce goût commun pour une création non académique est né le projet d’une exposition, « Les jardiniers de la mémoire », tout à fait inédite en termes de proposition dans ce que l’on pouvait voir à Bordeaux et alentours. Elle montrait des œuvres d’art brut et apparentés, ce que Sendrey allait nommer plus tard « Création Franche ». « Les jardiniers de la mémoire » connurent un immense succès, probablement plus lié à la curiosité d’un public désireux d’approcher l’ex présentateur du 13h00 de France 2 qu’à un profond intérêt pour le travail exposé. Quelle qu’en soit la raison, cette réussite ne pouvait rester sans suite : Noel Mamère mit donc un local à disposition de Sendrey, lequel encouragé par Michel Thévoz, alors conservateur du musée de l’art brut à Lausanne, commença à développer un programme régulier d’expositions. Le « Site de la Création Franche » était né ; il deviendra musée municipal en 1996. C’est cette histoire qui continue à s’écrire aujourd’hui avec cette particularité qu’une galerie est adossée au musée, ce qui nous permet de proposer des expositions temporaires. Nous nous situons au cœur même de l’art contemporain en ce sens que nous ne montrons que des créateurs vivants, pour lesquels, accessoirement et sans la moindre dimension commerciale, nous faisons fonction de passeur entre créateurs et visiteurs et/ou collectionneurs. Chaque année, nous organisons cinq expositions individuelles et une exposition collective internationale dans laquelle nous faisons découvrir huit créateurs.
Comment la collection s’est elle développée ?
La collection Création Franche compte trois-cent-quatorze créateurs et près de 13.000 œuvres. Nous disposons d’un budget d’acquisition, satisfaisant bien que modeste, voté chaque année en conseil municipal depuis que notre lieu existe. Mais la collection s’est essentiellement développée grâce à des dons. Nous fonctionnons en réseau : un peu partout dans le monde, nous avons des correspondants et partenaires, personnes ou structures, qui exercent une fonction de veille et d’alerte. Nous nous sommes aussi dotés d’un conseil consultatif artistique composé de membres résidents en Europe, aux Etas Unis et en Océanie, attentifs à ce qui se passe dans leur périmètre et à ce qui serait susceptible de trouver place à Bègles.

Pourquoi nommer cela Création Franche ?
Lorsque l’aventure de la Création Franche a commencé, il n’était pas question pour Sendrey de reprendre l’expression « art brut » à son compte. D’une part parce que le Château Beaulieu se voulait dépositaire exclusif de l’expression inventée par Dubuffet et s’opposait à toute utilisation par un tiers ; d’autre part parce que Sendrey considérait que la collection de l’art brut désignait et ne pouvait désigner que la collection rassemblée par Dubuffet, à laquelle son décès mettait un terme. Enfin parce que la Création Franche englobe un champ de création plus ouvert que celui défini par l’art brut et que, les termes eux-mêmes, lui paraissaient impropres. Au terme « art », utilisé indifféremment pour désigner les arts martiaux, le noble art, les arts de la table, les arts ménagers…Il préfère le mot « création » qui porte l’idée de naissance, de mise au monde, l’essence même de l’acte créatif. Quant à « Franche », il faut l’entendre dans l’acception, aujourd’hui tombée en désuétude, que l’on retrouve dans les expressions : « avoir les coudées franches », « franc tireur », c'est-à-dire sans contraintes, affranchi, libre. C’est une très belle expression, d’une très grande pertinence. Elle est souvent mise en regard de l’expression Outsider Art crée par Roger Cardinal, utilisée pour désigner l’art brut et les arts apparentés dans les pays non francophones.
Evert Panis
Qu’est ce qui le différencie de l’Art Brut ?
La Création Franche prend historiquement ses racines dans l’art brut. Dans son manifeste « Histoire de Création Franche », édité en 1998, Sendrey écrit : « La meilleure définition de la Création Franche se trouve dans la réponse à la question 98 de « Bâtons rompus » (publication posthume de Dubuffet) : il n’y a pas un art brut qui aurait ses caractères propres, il y a en nombre illimité des formes d’art ayant chacune leur caractère différent, et dont le seul point commun est de se fonder sur des critères étrangers à ceux qui fondent l’art culturel » . Mais si Dubuffet excluait de l’art brut l’ensemble des travaux relevant de toute tradition populaire, l’art naïf et l’art enfantin, La Création Franche en revanche problématise les liens entre art brut, art naïf et art populaire. Elle peut englober tout ce qui résulte d’une activité créatrice en deçà ou au delà les apprentissages convenus. Dans notre collection nous avons, par exemple, reçu la collection « Art Autre », une donation de Claude Massé qui réside à Perpignan. Pendant toute une partie de sa vie, Claude Massé a sillonné les campagnes du sud-est de la France, à la recherche de créateurs retranchés. Il a constitué une collection unique, entretenant une correspondance régulière avec Dubuffet dans laquelle il le tenait informé de ses découvertes en lui adressant des notices circonstanciées que Dubuffet commentait en retour. Certains des créateurs remarqués par Claude Massé furent d’ailleurs inclus dans la Collection de l’Art Brut par Jean Dubuffet lui-même. La Création Franche, qui élargit le périmètre de l’Art Brut, les accueillit dans leur ensemble.
André Robillard (c) Pascal Rigeade
Lorsque vous êtes sollicités pour intégrer des œuvres à votre collection, vous allez vous appuyer sur ces critères ; mais comment vérifier les paramètres de la vie de quelqu’un ?
Le plus simplement du monde, en questionnant, en nous informant s’il en est besoin, en rencontrant la personne aussi souvent qu’il est possible. Nous sollicitons aussi notre réseau et le mettons à contribution dans nos recherches. Rien d’autre, en fait, dans cette phase là et dans nos démarches, qu’une curiosité partagée, une solidarité active renseignée et désintéressée qui s’expriment.
Pour exemple, Gildas Baudry vient d’entrer dans la collection ; pouvez-vous expliquer en quoi il correspond aux critères ?
Gildas Baudry est un jeune adulte qui s’adonne à différentes activités : cirque, chant, peinture, sculpture. L’association qui le suit nous a alertés et montré ses dessins. Son travail nous est donc arrivé à l’improviste. Dessiner est pour lui un moyen de s’évader d’un quotidien cabossé. Cela lui permet de passer outre sa condition peu satisfaisante et toutes ses insuffisances, de reconstruire le monde à sa guise. D’une qualité plastique intrinsèque, son travail traduit une totale liberté d’expression sans préoccupation de convenance avec les valeurs établies. Il nous est donc apparu comme s’inscrivant tout naturellement dans le champ de la Création Franche. Actuellement, dans le même esprit et à l’occasion de notre exposition collective internationale, « Visions et créations dissidentes », nous présentons un italien, Giuseppe Barocchi, pensionnaire du centre La Tinaia à l’hôpital psychiatrique Salvi San de Florence. Il crée dans un espace ouvert dans lequel il a à disposition un certain nombre d’outils dont il s’empare comme il le souhaite, pour en faire son propre usage. Ce n’est pas un atelier d’art thérapie, il ne reçoit aucune injonction et dessine selon son envie. Nous avons été très intéressés par ses dessins et avons souhaité les montrer à Bègles.
Gildas Baudry
Pourquoi s’intéresser à cet art ? Quelle est la différence intrinsèque avec l’art classique qui le rendrait si singulier?
La différence première ce sont les pré-requis, indispensables dans « l’art classique » pour reprendre votre expression : la connaissance de l’histoire de l’art, l’apprentissage, la technique ; ce que Dubuffet nomme « le faux art, l’art artificiel, l’art recopié [fondé] sur la mémoire du passé ». Pour ce qui nous concerne, Il n’y a pas de critères esthétiques posés à partir desquels on serait « en dehors » ou « en dedans ». Il se trouve cependant que l’on peut, dans le regard porté sur les œuvres, dégager une cohérence qui fait ensemble.
Qu’est ce qui vous plaît vous, dans cet art ?
Je trouve chez les créateurs francs une vigueur que je ne rencontre pas dans les formes convenues que précède ou qu’accompagne un propos qui dénature l’approche sensible. L’inconvenance qui caractérise cette création me bouscule. Elle provoque chez moi une mise en mouvement extrêmement mobilisatrice et féconde parce que, dans ma confrontation à l’œuvre, je me sens totalement libre d’aller sans complexe où je veux, de me laisser porter. C’est un dialogue extrêmement riche et une extraordinaire liberté. Aujourd’hui, je suis très rarement sensible à un travail académique ou conventionnel, technique, soigné, apprêté, plus ou moins chargé d’un arsenal historique. Je n’ai pas plus d’intérêt pour ce qui ne peut exister sans le mode d’emploi ou l’argumentaire que pour ce qui n’existe que par la surenchère d’une provocation qui serait au fondement du génie créatif. On touche ici au discrédit absolu d’une forme d’art contemporain. Pour le dire d’un mot, ce qui m’intéresse et m’émeut vraiment, c’est le désordre : son éclosion, la transcription du désordre de l’auteur au support pour mise en forme.
Quelle est la place de la création dans la vie de ces personnes là ? Je fais forcement le rapprochement avec l’artiste dont c’est le métier, qui va travailler régulièrement en ayant conscience de ce qu’il fait.
Créer leur est d’une absolue nécessité, vital. Le plus souvent, la création est la ligne d’équilibre sur laquelle leur vie s’échafaude, avance. Un créateur brut crée sans intention de montrer son travail; c’est aussi le cas le plus fréquent du créateur franc. Nous n’avons aucune raison de penser que les uns et les autres, brut ou franc, n’ont pas une conscience de ce qu’ils font naître sous leurs mains, sous leurs doigts, avec leur crayon, leur feutre, leur stylo ou leur pinceau. En revanche, à aucun moment ils ne pensent à l’après, ils ne se préoccupent d’une suite quelconque susceptible d’être donnée à leur travail. Ils sont dans le faire, dans l’instant. Certains, après avoir rempli le support, effacent tout et recommencent. Ils n’imaginent pas une seconde qu’ils réalisent un objet susceptible d’intéresser le public ; pas plus qu’ils n’éprouvent une quelconque impatience de le montrer. En revanche, le « métier » d’artiste me semble procéder de la manufacture et de la posture. Certes, il peut ne pas être exclusif d’une certaine inventivité mais il la réduit à une stricte dimension économique, fonctionnelle, utilitariste ou décorative. Une production hors du champ des « valeurs sauvages » chères à Dubuffet.
D’où l’intérêt de parler de création plutôt que d’art.
Le terme me semble en effet évoquer une démarche moins restrictive, plus ouverte. Elle laisse la possibilité à chacun d’oser faire sans retenue, hypothèse exclue de facto par la norme et les conditions qu’elle énonce pour pouvoir se prétendre « artiste ». La sémantique permet de baliser les pratiques, d’installer les prétendants au « métier d’artiste » dans un rôle et ce faisant d’assigner une fonction sociale. C’est un outil de maintien de l’ordre et par conséquent un frein considérable à l’initiative. Or la création n’advient que hors contraintes, sans condition.
Comment les artistes réagissent-ils quand ils se voient exposés au Musée de la Création Franche ?
Les créateurs se déplacent plutôt rarement. Lorsque c’est le cas, les réactions sont très diverses allant d’une discrétion poussée parfois jusqu’au retrait, au joyeux bain de foule. Certains sont très étonnés de voir que leur travail intéresse et répondent aux sollicitations dont ils sont l’objet. En général, ils ne sont pas dans l’analyse ou l’explication mais plutôt dans la narration détachée de l’objet ; ils parlent d’eux, se racontent. Par exemple, André Robillard était présent au vernissage de l’exposition que nous lui avons consacrée en 2009. Très à l’aise, il passait de salle en salle, disponible, échangeait avec qui le sollicitait. Il ne parlait pas ou très peu de ses fusils et de ses dessins mais plutôt des opportunités de rencontres et des voyages qu’ils avaient provoqués, détaillant la façon dont son quotidien s’en trouvait modifié. Et lorsqu’il commentait son travail, c’était un propos décalé, presque comme s’il était étranger à ce qu’il avait fabriqué ou dessiné. L’objet crée était mis à distance, sans nécessité d’appropriation, sans revendication. D’autres font le déplacement mais ne se mêlent pas au public, observent, évitent le contact, esquivent les regards, se placent en retrait, s’absentent bien que physiquement présents.
C’est là que l’on prend la mesure de cette différence entre la Création Franche et l’art classique. Le rapport à leur travail change tout. De même, le rapport marchand, comment est-il envisagé ? Que pensez-vous du cas de Daniel Johnston, maniaco-dépressif, et le fait qu’il soit aujourd’hui récupéré par des galeries d’art contemporain mainstream ? Selon vous, est-ce une déviance ?
Nous sommes résolument en dehors du système marchand. La galerie adossée au musée permet de proposer des œuvres à la vente, mais sans que nous prélevions quoi que ce soit sur la transaction. Le règlement est libellé au nom du créateur et nous restons très attachés à cette positon de simple passeur. L’important pour nous est de contribuer à la circulation de l’œuvre, d’aider de cette manière à la condition matérielle des créateurs que nous présentons. Nous entretenons avec la plupart d’entre eux une relation de forte proximité nourrie par des contacts et une écoute permanents. Mais nous ne sommes pas et ne seront jamais des marchands. C’est un autre travail dont la compatibilité avec l’art brut a souvent été mise en débat, une question qui continue d’agiter le landerneau. Cependant, sur ce point, je rejoins le galeriste Christian Berst* lorsqu’il s’interroge : «Pourquoi voudrait-on, en écho aux prescriptions de Dubuffet, que l’art brut pour garder en quelque sorte sa pureté, échappe aux lois du marché ? La perversion morale et la conformité esthétique menacent-elles dès lors qu’il s’agit d’estimer l’inestimable ? ». Quant à Daniel Johnston, réputé avoir crée le son lo-fi, ses dessins sont à l’image de sa musique, et réciproquement. Les galeries d’art contemporain auxquelles vous faites allusion font le job ; elles surfent sur le buzz outisder-art consolidé par l’image construite sur le musicien. Elles s’emparent de son nom pour vendre ses peintures, ne font que du commerce, un exercice paresseux du métier. A chacun d’apprécier et de suivre ou non. Cependant, ce que je sais de Daniel Johnston me laisse penser que cela ne changera rien à rien dans sa façon d’être ni sa manière de faire. Cela n’entachera ni sa vérité, ni son authenticité ni son indépendance. La seule certitude, à ma connaissance, c’est que, pour un commerçant, ses dessins sont plus profitables que ses disques. A chacun d’apprécier l’opportunité de s’inscrire ou non dans la mode.
* Galerie Christian Berst, Paris
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