vendredi 15 avril 2022

Wilfried Dsainbayonne, entre témoignages précaires et détournement des normes




Texte publié dans le cadre de la Résidence Tremplin à l’Espace Croisé, 2019-2021

Aborder le travail de Wilfried Dsainbayonne en termes d’actions / documentation, d’intérieur / extérieur, réalité / fiction, serait rejouer les normes auxquelles il tente d’échapper, alors que la pensée binaire est actuellement mise à mal par les courants féministes et décoloniaux. Dans le travail de l’artiste, il s’agit bien plus d’un jeu d’allers-retours, de complémentarités, où la documentation exposée devient une installation, qui influe l’action, mais où l’action se destine également à vivre par elle-même, au gré des chemins parcourus. Du document poétique à la vidéo protocolaire, de la documentation d’action périurbaine à l’installation vidéo, le référent à la réalité est toujours perceptible, mais c’est un réel détourné, falsifié, malmené en somme – quand ce n’est pas lui qui maltraite et nécessite de s’en échapper pour mieux en témoigner.

 


 

En 2015, avec Léo Sudre, Dsainbayonne moule dans du béton des gilets de sauvetage et des bateaux gonflables (Coulé, 2015) ; les fragiles objets qui en résultent sont présentés comme des objets archéologiques, posés sur des tiges de métal ou rassemblés dans une caisse de bois. Le réel surgit comme une gifle, cynique, évident. Le titre renvoie autant au procédé de façonnage de l’objet qu’à la tragédie mortelle ; nous ne faisons pas face aux vestiges mais aux signes du drame qui se joue au présent, chaque jour, pour des milliers de personnes. « La Méditerranée est une autre paire de Manche » brandit éhontément un individu, lors d’une manifestation organisée par l’artiste. S’il est impossible de rester silencieux·ses alors que les mers se transforment en cimetières, que les réfugié·e·s meurent d’avoir rêvé une vie meilleure et que les pouvoirs publics s’en lavent les mains, comment prendre la parole ? Avec quels mots ? Wilfried propose à ses ami·e·s d’occuper la rue, reprenant le vocabulaire protestataire à l’aide de banderoles, d’étendards et de drapeaux (Être Calais, 2016). À l’époque, la « jungle » est en passe d’être démontée. Comment témoigner de cette vie qui s’organise malgré tout, des violences subies comme de la solidarité ? Wilfried choisit l’abstraction et se fixe un protocole simple : faire à pieds le tour du campement de fortune tout en étant connecté à une application qui enregistre le déplacement (sur GPS), puis reporter la délimitation produite sur une plaque de bois et la détourer au laser, en creux (Entonnoir, 2016). Sur les 5 plaques, le camp forme un vide, un trou dans l’espace normé et calibré. Imposant de prime abord, il se réduit au fur et à mesure pour n’être plus que le bâtiment en dur, dernier témoin de la tragédie. Dsainbayonne élabore ici un outil de description simple qui produit une donnée nouvelle et témoigne d’un réel impossible à représenter. Un jour, alors qu’il arpente une ancienne usine occupée, il tombe sur un porte bouteille. Cet objet, disparu de nos quotidiens est aujourd’hui plus connu – pour un étudiant·e des beaux-arts occidental·e – comme ready-made duchampien plutôt que comme objet utilitaire. Un tuyau était posé dessus et laissait s’écouler de l’eau, comme une fontain – pour filer la métaphore. Cette image hante l’artiste. Il cherche à la reproduire tout en lui donnant une autonomie, à la manière des machines célibataires, « système asocial séparé de la vie, marchant seule, avec sa propre logique sans se soucier de la finalité générale1». Cette finalité est effectivement totalement dérisoire : il faut un temps infini pour mettre en place un système de pile artisanale où les éléments de cuivre viennent rencontrer ceux de zinc au sein d’une solution aqueuse en vue de faire fonctionner la pompe. Déplacer l’atelier dans l’espace d’exposition devient nécessaire (Fontaine, 2020). Récemment, avec Damien Deparis et Paul Ralu (sur une proposition de Léo Sudre), ils font le chemin inverse pour investir la rue avec un véhicule d’un genre particulier : un scooter qui roule à l’huile de friture. Or cet engin est aussi une friterie ! Marché ambulant dérisoire, il sera avant tout la possibilité d’interpeller un public curieux ; les rencontres et les discussions générées importent autant que l’objet qui les déclenche. Quant à la précarité des formes, elles semblent être une façon de ne pas s’imposer ; non spectaculaires, faussement autonomes, les œuvres qu’il met en place deviennent l’endroit d’échanges. 


Si le geste est simple, réduit à une action minimale, il n’en est pas moins signifiant. En bleu de travail, face caméra, Dsainbayonne se place au centre d’une pièce aux murs en béton. Impassible, il allume un fumigène orange. Le son nous agresse, la fumée se libère. L’homme, lui, reste statique. Peu à peu, la couleur remplit l’espace d’un nuage opaque. Un monochrome orange se crée ; l’humain disparaît. Quelle place est laissée au corps alors que les manifestations sont réprimées avec violence ? Projetée échelle 1 sur un écran réalisé spécifiquement, Statu quo (2017) se situe entre la performance sans spectateur et l’installation vidéo. Les œuvres oscillent d’ailleurs de l’un à l’autre sans jamais se figer, assumant des propriétés indicielles avec l’action passée. En collaboration avec Damien Deparis, ils cherchent à traduire plastiquement les paroles de l’EP « Ceux qui le savent m’écoutent » de Tandem. Ils installent des parpaings dans un terrain vague et jouent au chamboule-tout, détruisent pour reconstruire, mais autrement. La vidéo faite à l’aide de leur téléphone est ensuite intégrée à une installation où les images numériques sont répétées comme des samples et où les tee-shirts clament CHUTE tel un slogan politique désabusé (... J’ai chuté, 2019). 

 


Si le quotidien est normé, calibré, il est aussi insaisissable, impossible à appréhender. Pour Wilfried, c’est une source importante où puiser des gestes à détourner. Toujours dans cette recherche d’aller-retours entre l’espace d’exposition et le quotidien, entre la précarité et la soi-disant dextérité, entre l’initiative individuelle et l’échange collectif, il élabore aujourd’hui des outils qu’il s’attelle à faire dévier. Il imagine un ébauchoir pour gratter des photographies et récupérer les pigments avec lesquels il pourra réaliser des peintures à la tempera, à mi-chemin entre les pratiques picturales d’Ismaïl Bahri2 et conceptuelles de Nicolas Floc’h3. Mais ce geste de grattage avec une pièce de monnaie, c’est avant tout celui des joueur·se·s acharné·e·s des jeux à gratter dans les PMU. Il le transforme et s’en va gratter les images dans un bar puis peindre dans l’exposition, ramenant les gestes à leur contexte spécifique. Dernièrement, il crée ses propres outils de mesure. Or mesurer, c’est déterminer la règle, calibrer la norme et se plier aux instances de pouvoir qui les promulguent. Rappelons que le système métrique décimal que nous connaissons a été désigné comme officiel après la Révolution française ; des étalons du mètre et du kilogramme sont créés et déposés aux Archives nationales. L’emploi de tout autre système est alors interdit. Ici, l’étalon est un bâton de bois sur lequel Wilfried a reporté les graduations de notre système métrique, mais la norme imposée se trouve contrainte par les déformations de la branche. L’unité devient végétale. Armé de ses outils en bois, Dsainbayonne s’en va dans la ville mesurer les mauvaises herbes. Il s’engage dans une recherche plus générale sur les friches, filme caméra sur le crâne, imagine une série de docufictions autour des plantes adventices, des mauvaises herbes, de celles qui poussent dans la fêlure du bitume, à la jointure de deux pavés, à l’angle d’un mur. Ici encore, l’artiste nous interpelle : qu’est-ce qui mérite notre attention ? Qu’invisibilisons-nous ? À quoi sommes-nous sommé·e·s de nous conformer ?


1 Remy Geindreau, à propos de Michel Carrouges Les Machines célibaitaires, 1954

2 Voir Revers (2016-2017) d’Isamïl Bahri, vidéo durant laquelle une page de magazine est froissée et défroissée, jusqu’à ce que l’image disparaisse.

3 Voir les Peintures recyclées (2000-2014) de Nicolas Floc’h, œuvre pour laquelle il demande à un·e artiste de lui confier une peinture qu’iel ne souhaite pas montrer, puis il dissout la couche picturale pour en refaire de la peinture en tubes, utilisable.

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