lundi 14 novembre 2022

Tracer des chemins, emprunter des lignes

Texte de médiation de l'exposition de Pauline Delwaulle Tracer des chemins, emprunter des lignes
20-10 → 16-12-2022
Invitation de 19 CRAC à La Cantine - école d'art de Belfort
(photos de l'exposition : Pauline Delwaulle)

« Nous passons notre vie, non seulement dans des lieux mais aussi sur des chemins. Or les chemins sont en quelque sorte des lignes. C’est aussi sur des chemins que les individus se forment un savoir sur le monde qui les entoure, et les décrivent dans les histoires qu’ils racontent.1 »

 

Depuis plus de dix ans déjà, Pauline Delwaulle suit des lignes, rejoint des points, prend des avions, emprunte des chemins, glisse sur des kayaks, escalade des sommets, se déplace sur des cartes interactives, parcourt le monde du bout du doigt, le mesure, l’escalade, le filme, le photographie, en cherche la bonne couleur, la luminosité exacte, marche vers ce qu’elle ne connaît pas. C’est en la parcourant qu’elle habite la terre, non pas en occupant un lieu, mais en participant activement à ce qui s’y déroule. 

 

Proche des méthodologies de la recherche fondamentale, l’artiste est fascinée par ce que les scientifiques déploient d’inventivité pour produire des données utiles à la connaissance. Indissociables de l’exercice du pouvoir, comment se réapproprier ces savoirs ? Comment devenir les acteur·ices de cette collecte, en changer les enjeux ? L’artiste traque par exemple les chercheur·euses du Laboratoire d’Océanologie et de Géosciences qui arpentent plusieurs fois par an et après chaque tempête la plage de Dunkerque afin d’en relever le trait de côte. Produit grâce au GPS porté par les marcheur·euses, ce trait désigne la limite jusqu’à laquelle peuvent parvenir les eaux marines. Mais il figure également les kilomètres parcourus par ces Don Quichotte des temps modernes, habité·es par leur projet persistant de représenter symboliquement la limite entre la terre et la mer. Superposés les uns aux autres, les trajets relevés créent sur le papier une ligne vibrante, tremblante. L’on saisit alors que les délimitations qui forgent les cartes sont des données sensiblement subjectives (Trait de côte à côte, avec Sébastien Cabour, 2021). Photographié de dos, un des aventuriers du laboratoire semble chercher les moulins à combattre, sa lance plantée dans le sable face à la brume du matin, vérifiant la présence persistante de la Mer du Nord (Mesurer les bords (Bray-Dunes), 2022).





Invitée en résidence au sein du Lycée horticole de Valdoie et au CFA menuiserie de Bethoncourt par le 19 Crac de Montbéliard, il n’est pas surprenant de constater que l’artiste s’intéresse avant tout aux lignes que dessinent les vies des élèves, que ce soit celles créées par leur corps au travail comme celles de leur mobilité journalière. Dans ce délicat compagnonnage qui va engager chacun·e des participant·es à contribuer à la création d’une expérience commune durant six mois, Pauline Delwaulle intègre l’existant. Avec le lycée technique de menuiserie-assemblage, elle propose d’observer l’exercice annuel de formation qu’est la création d’une table basse. Ensemble, iels déconstruisent les étapes nécessaires à sa création et les traduisent en verbe d’action : mesurer, tracer, tronçonner, déligner, dégauchir, tronçonner, toupiller, établir, cadrer, poncer. Chacune de ces étapes est filmée en vue aérienne, puis projetée au mur afin que l’élève puisse dessiner les mouvements de sa main au travail. Une ligne se crée, traduction du mouvement nécessaire à la construction de l’objet, qui est ensuite reproduite sur l’objet lui-même, dans un mouvement tautologique. Une table-donnée, un geste-ligne. Le verbe est quant à lui frappé sur la tranche de chaque table, telle une légende (Tautologie d’une table, 2022). Dans le lycée horticole, l’artiste cherche, avec l’enseignante de culture générale, à sensibiliser les étudiants à la cohabitation avec les formes du vivant, tous ces êtres avec lesquels il s’agit précisément d’habiter les espaces dits « verts ». Or vivre n’est autre que tisser des chemins, emmêler les fils de trame et de chaîne des voies parcourues par tous·tes celleux qui peuplent notre monde. « Suivre un trajet est, je crois, le mode fondamental que les êtres vivants, humains et non humains, adoptent pour habiter la terre.2 » 

 


 

 

C’est donc à travers le déplacement de différentes formes de vie que l’artiste s’empare de la question. Le groupe imagine des fictions à partir de ses propres préoccupations, à savoir celle, majeure, de la drague. Les lycéens imaginent le cerf à la recherche d’une biche lors de la période de reproduction et partent arpenter joyeusement les environs boisés, avant de rejouer la scène d’un point de vue humain, allant au MacDonald’s, cherchant un lieu isolé. À l’aide des GPS de leur téléphone, les relevés sont enregistrés puis reportés sur des cartes imprimées en risographie ; des lignes apparaissent, gribouillis rouges hésitants, les trajets s’entremêlent. Ils donnent à lire un jeu dans l’espace et le temps ( Et au milieu coule une rivière (Valdoie), 2022). Cette mobilité enregistrée, c’est aussi celle présentée sur le vitrail à l’entrée du lieu d’exposition. Créant une carte où les espaces urbanisés et les routes sont en réserve, amplifiant la présence des forêts et des cultures, Pauline Delwaulle trace les déplacements opérés par chacun des élèves pour se rendre en cours chaque jour (Et au milieu coule une rivière, 2022). La lumière emplit l’espace, ancre le travail dans une géographie réappropriée, nous invite à parcourir le lieu baigné de couleurs. 

 

 

Quand l’artiste s’arrête enfin, au bord des chemins qu’elle participe à esquisser, elle lève le regard et plisse les yeux. Là, elle mesure le ciel, l’étalonne, cherche à en reproduire les couleurs. Ce travail au long court, elle en expose une partie dans le sous-sol de l’École d’art de Belfort où un gigantesque cerf-volant nous invite à lever la tête. Il n’est autre que la reproduction à grande échelle du cyanomètre mis au point en 1789 par l’alpiniste Horace-Bénédict de Saussure, à savoir un nuancier de tous les bleus du ciel, destiné à en évaluer l’intensité (53 bleus, 21 fils, 4 Beaufort, 2018). Cette palette, l’artiste l’a traduite en autant de drapeaux (Beau temps – ciels bleus, 2017) accrochés par la suite au Sémaphore de Ouessant comme aux haubans de bateaux, exposant aux regards des navigateur·rices toutes les couleurs possibles du beau temps. L’artiste s’est également attelée à trouver LE bleu du sommet du Mont Blanc, soit maîtriser une donnée mouvante, dépendante des quantités de particules en suspension dans l’atmosphère. Suivant cette idée aussi absurde qu’irrationnelle, elle escalade la célèbre montagne et tend un Pantone géant en tissu devant le ciel immaculé (Bleu mont Blanc, 2019). Elle déploie ici un espace silencieux dans la cacophonie mondiale, s’attelle à mesurer ce qui ne peut l’être, Sancho Pancha des altitudes.



Tout au long de l’exposition, les œuvres nous encouragent à ne fixer ni les lieux ni les individus, mais bien plutôt à imaginer que la vie est « un composite tissé avec les innombrables fils que produisent des êtres de toutes sortes, humains et non humains, se déployant ainsi à travers cet entrelacs de relations dans lesquels ils sont pris3 ». L’artiste maille des chemins, crée des lignes et les entrecroise, dessus, dessous, dans le ciel, sur les cartes. En vous contant cela, je décris moi-même des trajets, établis des relations entre des événements passés, des œuvres à venir et une exposition future ; en me lisant et en parcourant l’exposition, vous créez des lignes à votre tour, tracez un chemin dans le monde, entremêlez les lignes dessinées par Pauline Delwaulle.

 

1Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, zones sensibles, Bruxelles, 2011, p. 9

2Ibid., p. 108

3Ibid. p. 10

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