Après une première rencontre en juillet 2010, Jean-Christophe Norman et moi même avons décidé de préciser notre échange par écrit. L'artiste m'explique ainsi quelle est sa pratique, de sa genèse à son développement, et je réagis, l'interroge, jour après jour. Jusqu'à...?
Sophie Lapalu : Quand je dis que tu tiens le spectateur à distance, c'est justement en cela que tu refuses le spectaculaire, car le spectateur est une condition du spectaculaire. Pourquoi n'invites-tu pas les gens à assister à tes marches? J'ai bien conscience que cela serait absurde, mais c'est une hypothèse pour soulever le fait que tu agis "en secret" d'une certaine manière. De plus, si l'on te croise, il est difficile de déceler le caractère artistique de ton geste. Est-ce dans le but d'être plus effectif, de toucher le réel, surprendre et "faire sourdre l'ambiguïté [du] sens [de ton geste]" (Patrice Loubier)?
Jean-Christophe Norman : Il m’est arrivé de réaliser une longue marche au Musée d’Art Contemporain d’Epinal. J’étais invité à réaliser une performance dans le cadre de l’exposition Dans l’abîme du temps (FRAC Lorraine). Le public avait été informé, mais rien ne me distinguait des visiteurs. De sorte que pour “assister” à cette performance il fallait soi-même rester très longtemps dans le musée et étirer le temps de la visite pour me discerner. Peut-être faut-il voir dans ce geste une incitation à se comporter différemment dans le musée.
Biennale de Poznan, 2010
S.L. : Il y aurait alors l'évènement vécu et sa seconde audience. Ce qui est fondamental à soulever, c'est que ce spectateur n'est pas passif, tu l'impliques dans ton travail car il complète l'image. Je trouve un écho à ce que tu dis dans l'analyse de Roland Barthes à propos d'une exposition de photographies rassemblées pour choquer : "Aucunes de ces photographies, trop habiles, ne nous atteint." En effet, il explique: "C'est qu'en face d'elles, nous sommes à chaque fois dépossédés de notre jugement : on a frémi pour nous, on a réfléchi pour nous, on a jugé pour nous; le photographe ne nous a rien laissé' ("Photos-Chocs", Mythologies.) Toi tu fais exactement le contraire.
J-C. N. : En tout cas, je m’y efforce. Je suis très sensible à ces propos de Roland Barthes qui, je crois, parle aussi de la nécessité d’invention d’un accueil chez le spectateur Et tu noteras que l’on peut souvent dire la même chose du cinéma et de toute une forme d’écriture qui cherche à entretenir des liens très étroits avec le cinéma, pour des raisons que l’on peut imaginer. Souvent le cinéma nous place dans une attitude passive. Mais, quand je dis que je suis sensible aux images que le spectateur doit compléter cela ne signifie pas qu’il s’agit d’images incomplètes. Dans leur conception, qui inclut l’action à laquelle elles sont liées, et pour peu qu’elles soient pensées dans une volonté d’ouverture et/ou de distance, je crois que les images peuvent être “complètes” et stimuler l’imaginaire. Vincent Kaufmann écrit que, du début à la fin, Guy Debord n’a cessé de publier des oeuvres qu’il a voulues complètes. Sans doute, en raison des déplacements qu’elles opèrent, conitnuent-elles de nous interroger. Alors, ce n’est peut-être pas la plasticité des images qui crée ou anihilie le dialogue, mais l’attitude qu’elles véhiculent, ou la situation dans laquelle elles se font.
Dans une série de travaux, je recopie des textes classiques de la littérature. Ces écrits appartiennent souvent au registre du roman initiatique ou épique. Les livres sont entièrement recopiés à la main sur un grand format. La vision du livre est alors frontale. Le livre est présenté comme une masse de texte. Comme l'écrit Klaus Speidel, "ces manuscrits ne demandent pas un spectateur immobile qui contemple, mais un visiteur actif qui se meut physiquement devant et mentalement dans le texte." Pour moi, toutes ces expériences sont très liées entre elles, je ne peux faire de séparation entre mes performances et ces pièces. La plupart du temps, il est question d'accomplir quelque chose d'un point à un autre, et d'en proposer la vision.
Sophie Lapalu : Proposer la vision de ton expérience, pour la partager, et finalement en offrir une autre à travers les objets que tu proposes. Le spectateur est alors un "interprete actif", qui élabore sa "propre traduction pour s'approprier l'"histoire" et en faire [sa] propre histoire". Rancière ajoute, dans Le spectateur émancipé : "Une communauté émancipée est une communauté de conteurs et de traducteurs." Ca rejoint vraiment ce que tu viens de dire avec les habitants de Poznan qui ont imaginé des histoires. Le spectateur est donc doublement actif dans ton travail: dans la reception de l'action, et dans celle des objets. Tu as raison de ne pas séparer les deux.
Bref, je n'ai plus de questions!
Jean-Christophe Norman : Merci beaucoup pour tes réflexions ! J'ai beaucoup aimé faire cet entretien. C'était enrichissant. Pourquoi pas y apporter une suite, plus tard, avec mon projet Les grands jours qui devrait s'étaler sur au moins deux ans. A ce propos, il y a deux autres autres endroits où je devrais me rendre pour ce projet: Il s'agit de la Taigà d'Oymyakon, le pôle du froid en Sibérie (record - 72° !), et le pied du Nevado Rondoy Nord au Pérou.
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