Les pastels secs de Janna Zhiri font voler des œufs au plat tels des soucoupes au pied de volutes rougeoyantes d’un coucher de soleil ; ils proposent aux vaches de nager et aux corps de léviter les bras en l’air ; ils font laper une horde de langues s’apparentant à des feuilles vertes et flotter une demi-lune grotesque au long nez, encadrée de serpents dalmatiens. L’artiste appréhende le monde au regard de son vécu : à 23 ans, à cause d’une hémorragie cérébrale, elle est hospitalisée de jour pendant une année entière. Les histoires que son père lui racontait au téléphone étaient son exutoire. Renvoyée à la solitude, à la finitude des corps et à l’inquiétante possibilité que tout peut arriver - puisque ce qu’elle a vécu est très rare -, l’art devient la possibilité d’étirer l’espace. Si la réalité est brutale, si l’exceptionnel peut débarquer dans le quotidien sans crier gare, alors le dessin doit être un enchantement - Arcadie où l’on flirte avec l’invisible. Les pigments se mêlent comme autant d’odes à l’amour pour offrir une hypnose sensuelle dont on se repaît à volonté. On explore les couleurs comme on plongerait les doigts dans la chantilly ; avec délectation et culpabilité. Engagée dans les enjeux politiques queer, Janna Zhiri avoue que ce plaisir du dessin est presque interdit puisqu’il se fait au détriment d’une lecture militante plus directe. Mais la vie est trop terre-à-terre et l’arabesque réjouissante. Aussi, chaque personnage glisse vers un autre, tout est fluide, en écho à la non-assignation fixe des genres ; se cachent toujours dans la chimère plusieurs êtres merveilleux qui semblent surgir pour disparaître aussitôt. Délicieusement suggestives, des « sculptures de fesses en plâtre des personnes sans pudeur » accompagnent le dessin et diffusent un manifeste chuchoté. Pour l’entendre, il faut glisser sa tête dans le postérieur moulé (Manifeste Sourire, les vâches-roses en dalmatien, 2022). Le long pastel Pquoicoubeh (2023), carnet de paroles aux étoiles filantes et visages rieurs, évoque lui aussi la caresse de notre intimité : il se déroule depuis un porte papier WC...
Ainsi le dessin serait spontané, quand l’écrit se voudrait conscientisé ; il permettrait d’accéder plus directement aux enjeux sociaux. Mais c’est toujours avec beaucoup de malice que l’artiste nous conte les « rigola-ha ha ha-de » de six cochonnes dont la « queue est une boule fumée vapeur qui flanche d’envie » et dont on peut lire les péripéties dans une édition coincée entre les doigts d’une main violette en silicone (les six cochonnes, manifeste, mon collectif imaginaire, 2021). L’érotisme est puissant, rieur. « Pour se repérer nouz les zouz tpg, on se met une glace boule sur la tête renversée et le cornet en gouffre croustillante dentelée / est un couvre-chef. Mangue, citron, pastèque, quoiqu’est-ce / la glace de chaud dégouline-visage, la langue curieuse, on s’auto-érotise franchement. » (La route à pdex, 2023). Les mots, comme les corps, s’échangent et créent des images aussi facétieuses et jouissives que celles sur papier.
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