Texte écrit à l'occasion de l'exposition Superpanorama au Centre d'art Fernand Leger
17 mai - 20 juin 2025
Il commence notre rencontre en me disant qu’il n’est pas photographe. Puis il déploie sur les tables de son atelier une armoire à pharmacie, des photographies analogiques noir et blanc d’un hôtel abandonné et d’un vieux coucou suisse, dévoile des peintures à l’encre sous du plâtre et des dessins préparatoires. Il raconte durant deux heures comment tout cela est apparu, déroulant avec enthousiasme et jubilation le chemin de cette exposition à venir et la façon dont son travail s’est déployé depuis vingt ans entre altération, disparition, apparition et rémanence des formes, s’appuyant récemment plus précisément sur celles de l’espace domestique.
Si l’on remonte un peu le cours des choses, il faut raconter que Pascal Navarro a acquis, il y a trois ans, une maison pleine à craquer de meubles et bibelots des années 1960 à nos jours, qu’il a conservés comme des trésors (on verra plus loin combien on retrouve cette profusion au centre d’art Fernand Léger). L’habitation devient vite une matière pour œuvrer : en arrachant le linoléum de la cuisine, l’artiste découvre que les vieux journaux utilisés pour isoler le sol s’étaient imprimés – sous la pression des pas du couple qui vivait-là – sur l’envers du revêtement. Reprenant ce vieux procédé de reproduction de l’image qu’est le transfert, l’image révélée se présente comme le spectre d’un présent piétiné, le rappel prophétique de l’empreinte que nous laisserons à notre tour. L’artiste décide de présenter l’impression accompagnée d’un tourne-disque qui donne à entendre les titres du quotidien foulé (Marcher sur la montagne, 2022). Plus tôt déjà, en 2019, Navarro s’empare du lit de sa mère, qui avait été conçu par son grand-père et qu’elle avait reçu en cadeau de mariage. Avec l'aide d'un ébéniste, il le découpe et le réassemble de façon à ce qu’il occupe le moins de place possible (Le lit, 2021). Ces objets ménagers étranges (lit découpé, lino renversé) forment des memento mori en points d’interrogation ; ils semblent sonder les passés dont nous sommes constitué*es, les rémanences qui surgissent à travers nous. « Dire que le présent porte la marque de multiples passés, c’est dire avant tout l’indestructibilité d’une empreinte du – ou des – temps sur les formes mêmes de notre vie actuelle.1 » Or quel est le medium artistique caractérisé par l’empreinte du temps et sa rétroaction, si ce n’est la photographie ? Roland Barthes a rappelé le principe fondateur, essentiel de celle-ci, avec cette formule : « ça a été2 ». Il insiste par là sur la relation entre un moment du passé, un lieu et un acte à l’origine de l’image telle que lue dans le présent. On sait (mais on oublie parfois) que la photographie forme toujours un pont temporel. Dans la maison récemment acquise, « parmi les objets trouvés, une boîte sans valeur dont je devinais qu’elle fut jadis une chambre photographique à bon marché. J’entrepris de la remettre en état pour photographier l’ensemble des vestiges des Trente glorieuses parmi lesquels elle était entreposée ». Finalement, il transforme les objets eux-mêmes en sténopés (le coucou suisse de la photo). On comprend pourquoi, bien qu’il se défende d’être photographe, Pascal Navarro se soit emparé du procédé analogique, convergence entre la traditionnelle chambre noire et les procédés chimiques apparus à l’ère industrielle. Si l’artiste présente cela comme une sérendipité heureuse, il me semble qu’il ne cesse de poursuivre son entreprise à l’intersection de la réminiscence et de la disparition, où le passé et le présent opèrent des allées et venues.
À Port de Bouc, il n’est pas difficile de voir où le passé des années 1960 fait irruption : l’hôtel Le Super Panorama, situé sur le bord de la RN568, le rappelle à tous les automobilistes. Aujourd’hui abandonné, il est le témoin d’une époque où le progrès semblait tenir toutes ses promesses, alors que les usines de pétrochimie et de métallurgie s’installaient à Fos sur Mer et que la société de consommation s’affermissait pour nous inciter à produire bien au-delà de nos besoins, dans l’idée d’une croissance toujours exponentielle. Navarro s’est emparé des derniers meubles restés dans l’hôtel et les a transformés en autant de chambres obscures. Disposées sur la terrasse du centre d’art Fernand Léger, fantomatiques, elles s’érigent, un peu pathétiques, telles une assemblée irrationnelle et spectrale. Face à la baie, elles observent les pétroliers défiler, les figent sur le papier photosensible, spectatrices ahuries des effets funestes de nos modes de vie. En 1839, Jules Janin, critique littéraire, s’est fait le témoin enthousiaste de l’apparition de la photographie. Il écrit toutefois, à propos de l’industrialisation qui permit son invention : « Nous ne songeons plus de nos jours à rien produire par nous-mêmes : mais, en revanche, nous recherchons avec une persévérance sans égale les moyens de faire reproduire pour nous et à notre place. La vapeur a quintuplé le nombre des travailleurs ; avant peu, les chemins de fer doubleront ce capital fugitif qu’on appelle la vie ; le gaz a remplacé le soleil.3 » En observant les torchères des usines pétrochimiques, et malgré le siècle qui nous sépare de cette prophétie, ces mots ont une résonance particulière. La photographie, invention moderne par excellence, s’affirme comme celle où « la machine vient prendre en charge toutes les tâches auparavant dévolues à l’humain, et du même coup pallier ses carences4 ». Les armoires, meubles de chevet et autres buffets exposés sur la terrasse, s’ils furent les symboles d’une époque soi-disant glorieuse, sont aujourd’hui les réceptacles anachroniques de leur propre image, machines enregistreuses d’un présent qui se précipite et duquel l’humain est exclu.
Comme à rebours, notre conversation avec Pascal Navarro se clôt par le début de cette histoire. Celle-ci commence en effet probablement au club de photographie amateur de l’usine métallurgique d’Albi, où son père travaillait. L’artiste enfant avait les clés du laboratoire et pouvait venir secrètement développer à loisir ses expérimentations. Je me plais à imaginer que c’est là, plongé dans le noir, que sa fascination pour la survivance des images s’est fixée.
1Geroges Didi Huberman, L’image survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Les éditions de minuit, Paris, p. 56
2Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie (1980), Seuil, Paris, 2005
3Jules Janin, « Le Dagerotype » [sic], L’artiste, novembre 1838-avril 1839
4André Rouillé, La photographie, Folio essais, Paris, 2005, p. 35
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